Etat d’urgence ?
15 novembre 2015 | Par Paul Alliès - Mediapart.fr
Une des premières et principales annonces gouvernementales après les attentats de vendredi concerne l’instauration de l’Etat d’urgence. Une mesure peu ou mal commentée. Quelle est sa nature, sa portée ? Est-elle adaptée à la situation ?
L’Etat d’urgence a été conçu et défini par une loi du 3 avril 1955 portée par le gouvernement Edgar Faure (qui venait de succéder à Pierre Mendes-France) pour renforcer la guerre en Algérie sans pour autant abandonner les pouvoirs aux militaires (ce que fera Guy Mollet un an plus tard). Les communistes et les socialistes de l’époque avaient voté contre.
Appliquée après le coup du 13 mai 1958 en Métropole (où l’on craint l’opposition de la gauche), elle a été actualisée par une ordonnance du 15 avril 1960 visant à contenir les partisans de « l’Algérie Française » (barricades à Alger en février) se mobilisant contre le tournant du Général de Gaulle devenu favorable à une négociation avec le FLN ; mais elle n’empêchera pas le « putsch des généraux » le 21 avril 1961.
Laurent Fabius en fit usage pour la Nouvelle-Calédonie en décembre 1984. Saisi par la droite, le Conseil constitutionnel la juge alors conforme à la Constitution.
Elle a été « ressuscitée » par Dominique de Villepin le 8 novembre 2005 pour répondre aux manifestations dans les banlieues et ce pour les seuls territoires de 31 communes et de 8 Départements de la Région parisienne. Bien au-delà des 12 jours prévus par le texte, elle restera en vigueur jusqu’au 4 janvier 2006 malgré la saisine du Conseil d’Etat par 75 universitaires.
Pour la première fois dans son histoire, l’application de cette loi ce 13 novembre 2015 vaut pour tout le territoire de la République sans exception. Cela participe donc de l’extension désordonnée des « pouvoirs de crise » de l’Exécutif.
Certes la loi présente l’avantage d’être du ressort gouvernemental et donc des autorités civiles alors que « l’Etat de siège » tel que prévu lui, par la Constitution (art. 36) dessaisit celles-ci au bénéfice des autorités militaires en matière de maintien de l’ordre et de pouvoirs de police.
Mais elle s’inscrit dans une prolifération de textes et mesures quelquefois sans base. Ainsi cherche-t-on toujours les fondements juridiques du « Plan Virgipirate » (de son vrai nom : « Plan gouvernemental de vigilance, de prévention et de protection face aux menaces d’actions terroristes ») apparu en 1981 , défini en 1995 et réactualisé quatre fois depuis. Même si les Français s’y sont habitués il n’en reste pas moins un mode d’emploi très opaque de l’armée dans des fonctions policières.
C’est donc la confusion qui règne en matière de légalité de la lutte anti-terroriste. C’est si vrai que le Comité Balladur qui avait travaillé à la révision de la Constitution en 2008 avait souhaité expressément une « clarification » des conditions de mise en oeuvre de l’Etat de siège comme de l’Etat d’urgence. Il n’a pas été entendu.
Les autorités de l’Etat de gauche comme de droite ont pris l’habitude de tirer parti de cette confusion. l’Etat d’urgence est devenu l’autre nom du bon plaisir des gouvernants. Ainsi Manuel Valls a-t-il d’ores et déjà annoncé sur TF1 ce samedi la prolongation de l’Etat d’urgence au-delà des 12 jours prévus par la loi alors que c’est le Parlement qui a seul compétence pour en décider. Allant toujours plus loin, il a déclaré « ne pas refuser a priori la proposition de Laurent Wauquiez d’ouvrir des camps d’internement », parfaitement stupide et scandaleuse. Pourtant la loi n’autorise qu’une extension des pouvoirs de police des autorités civiles, permet au Ministre de l’intérieur et aux préfets de prononcer des interdictions de séjour ou des assignations à résidence, d’interdire des réunions, d’autoriser des perquisitions de jour ou de nuit. Et le contrôle juridictionnel de ces extensions est étendu.
La question se pose donc de la portée et l’efficacité de la loi sur l’Etat d’urgence.
Sa portée est dans l’accoutumance des citoyens aux pouvoirs exceptionnels ou de crise dont le fondement est dans l’idée que la statut de l’Etat passe avant les libertés individuelles. La légalité ne serait faite que pour les « temps ordinaires ». C’est ce qui conduit à un dessaisissement progressif du pouvoir législatif généralement appelé à contrôler l’exercice de ces pouvoirs. Les mesures exceptionnelles prises ne disparaissent jamais tout à fait même quand les circonstances de la crise ont disparu. On aboutit donc à un violent paradoxe : l’institutionnalisation des pouvoirs de crise réduit le périmètre des libertés publiques alors même que celle-ci est justifiée par leur défense. C’est la raison pour laquelle il faut se montrer vigilant et intransigeant sur leur usage.
Mais il y a une deuxième raison critique, celle de l’efficacité. L’Etat d’urgence apparait comme un surcroit de pouvoir donné à l’administration avec une obligation de résultat : garantir une meilleure sureté des citoyens. Or l’histoire des recours à ce système n’est pas convaincante de ce point de vue. On a déjà dit combien l’ordonnance de 1960 n’avait pas empêché le putsch des généraux (ce que même Le Monde semble ignorer). Et dans les autres cas d’espèce mentionnés, il en fut de même (notamment pour les « émeutes » des banlieues). En l’occurrence la lutte contre les actes terroristes après les attentats de Paris supposerait que soient donnés de plus amples moyens à la justice pour enquêter, analyser, poursuivre et juger en rapport avec le nouveau défi quantitatif et qualitatif des terroristes. Experts et professionnels en conviennent : l’état de la législation est suffisant pour agir efficacement dans le respect du droit. Il faudrait que les politiques l’admettent, en particulier les actuels gouvernants.
On a donc à faire, avec l’Etat d’urgence et ce qu’il recouvre, plus à une démobilisation de la société qu’à sa mobilisation démocratique. La III° République avait inventé contre le général Boulanger la « défense républicaine » qui est devenu une tradition contre les menaces intérieures pour sortir des crises (jusqu’à celles des années Soixante) . A chaque fois, il s’agissait (contre les entreprises autoritaires ou totalitaires) de mobiliser l’opinion en faveur d’une démocratisation que seul pourrait renforcer le projet politique de la République. Celle-ci y trouvait une nouvelle jeunesse, légitimité, utilité. Des événements dramatiques étaient ainsi reconvertis en ressource démocratique de la société toute entière.
C’est une histoire et une méthode avec lesquelles il convient de renouer plus que jamais.
Post-scriptum : le café citoyen C6R de Montpellier débattera de cette question le lundi 30 novembre à Montpellier voir ICI
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