Vers une vraie crise de régime
Les crises gouvernementales de la V° République furent souvent qualifiées de « crise de régime ». Aucune ne l’a jamais été. Ce coup-ci, nous y sommes. Au point que notre système constitutionnel pourrait être remis en question.
La notion de « crise de régime » a été régulièrement galvaudée au gré des incertitudes politiques affectant l’Exécutif. Un seul exemple, véritable cas d’école de la confusion : la démission du gouvernement Valls le 25 août 2014, suite aux propos du Ministre du redressement productif visant le président de la République. L’emballement fut général : les Unes de Libération, et du Figaro, un article pleine page du Monde affichent la crainte d’une crise de régime. Des responsables politiques comme F. Bayrou, H. Guaino, encouragés par J. Attali, font chorus.. Il ne s’agissait pourtant que d’un conflit interne à l’Exécutif dont le dualisme apparaissait comme une possible cause de dérèglement.Dans ce cas comme dans bien d’autres, des constitutionnalistes pouvaient répondre avec une belle assurance (tel Didier Maus alors) : « Le système de la V° République présente sans doute certains défauts, mais il organise de manière parfaite la continuité de l’Etat ».
Sans qu’il soit besoin de rentrer dans le débat théorique sur le sujet (on peut se rapporter à l’article de l’auteur de ces lignes : « Crise de régime, changement de République », Contretemps, N°28, 4° Trimestre 2015), le constat est quasi unanime : « des institutions rendues obsolètes par une démocratie de plus en plus horizontale, mais un exécutif toujours très vertical » (Bruno Le Maire, Le Figaro 13 juin 2024) se révèlent impuissantes à organiser les effets de la dissolution.
Celle-ci, n’est jamais que la 7° de l’histoire de la V° République et fait donc partie de son ordinaire. Ce que beaucoup semblent découvrir aujourd’hui. Elle est la manifestation maladive d’un pouvoir personnel sans contrepoids qui va s’aggravant avec le temps . Même la consultation (prévue à l’article 12 de la Constitution) du Premier ministre et des Présidents des assemblées n’a pas eu lieu. La décision fut inspirée par un quarteron, genre alcooliques anonymes, conduit par l’ineffable Bruno-Roger Petit. Reste l’acte du Président juridiquement et politiquement irresponsable : il engage la (sur)vie des institutions majeures de la République (Premier ministre et Assemblée nationale) qui sont aussi celles de la dimension parlementaire de la Constitution de 1958. Jusqu’ici il n’avait pas à en subir les conséquences directes, sauf des cohabitations qui lui assuraient de rester en place. On a vu comment celles-ci ont (plutôt bien) fonctionné en 1986,1993 et 1997.
Ce coup-ci, ce ne sera pas le cas. Quel que soit le résultat des élections législatives, étant assuré qu’il n’aura toujours pas de majorité absolue, la plupart de ses pouvoirs vont passer entre les mains du Premier ministre issu d’une opposition. Certes il conserve ce droit aberrant de nommer ce dernier et ce sans contrainte : tous les jeux sont possibles, même si la coutume a toujours été de désigner le chef de la fraction majoritaire en voix issue des élections. Selon sa traduction en sièges et les profils de ceux-ci, Il faut s’attendre à des « coups » sans lesquels E. Macron ne sait pas faire de la politique.
Ce qui lui est attribué découle de la lettre de la constitution fixant son statut de « garant » du respect des traités, du fonctionnement régulier des pouvoirs publics (par son arbitrage), de l’indépendance de l’autorité judiciaire. Et il est chef des armées, mais en même temps le gouvernement « dispose de la force armée ». De tradition, il représente la France au Conseil européen. Enfin il peut ralentir la mise en oeuvre des lois votées, mais sans pouvoir l’empêcher.
Ce recalibrage des pouvoirs au sein de la dyarchie exécutive, a eu l’heur de plutôt plaire à l’opinion lors des trois cohabitations. Mais c’est parce qu’il y avait un commun respect du « bloc de constitutionnalité » et du système de protection des droits fondamentaux. Malgré ce, le bilan fort bien documenté qu’a tiré de directeur de cabinet de Lionel Jospin de 1997 à 2001, Olivier Schrameck (Matignon, rive gauche. Le Seuil, 2001) est que cette « France à deux voix est le pire des régimes pour notre pays ».
Une majorité absolue du Rassemblement National ne rentre même pas dans ce cadre. Son étendard est la « préférence nationale » qui est un défi aux fondements même de la République, la Cinquième comme les précédentes. Ses candidats ont engagé une campagne qui en découle, ciblant l’Etat de droit, ses principes fondamentaux et le dispositif juridictionnel (certes bancal), qui le garantit. Ainsi l’avocat Pierre Gentillet, candidat dans le Cher et personnage influent auprès de Marine Le Pen décrit bien le futur immédiat : « A condition de mettre au pas le Conseil constitutionnel, nous pourrons tout faire ». S’il le faut par référendum inconstitutionnel. Croire que cela pourrait révéler des intentions subversives de l’extrême-droite pour la conquête de l’Elysée en 2027 serait une grave illusion. Car la « mère des batailles » demeure pour elle la présidentielle et elle n’est pas prête de gâcher ses chances de la gagner dans trois ans.
Rappelons sans se lasser que Marine Le Pen s’est faite la plus ardente avocate du régime : « Quand certains parlent d’aller vers une VI° République, je leur dit : revenons déjà à la V° (…) Les institutions de la V° République sont tout à fait aptes à exprimer la démocratie pour le peuple français ». (18/02/2017). Et d’en conclure le 12 avril 2022 : « Je ne renonce à utiliser aucun des articles de la Constitution, car cette Constitution est une merveille d’équilibre et par conséquent, elle a été conçue pour que l’ensemble des articles puissent être utilisés ». Gageons qu’une quelconque majorité à l’Assemblée nationale déterminera son action en fonction de cette perspective jusqu’au refus de gouverner si nécessaire (ce qui amplifierait la crise et pourrait nous rapprocher d’une présidentielle) . E. Macron n’y pourra rien pendant un an au moins (nouvelle dissolution impossible), sauf un suicide en direct avec un référendum ou une démission, étant entendu que le calendrier des législatives et des présidentielles s’est dissocié depuis le 9 juin dernier. Grace à lui la dangerosité de ces institutions anachroniques est parfaitement démontrée grandeur réelle.
Vu les risques de succès des Le Pen, il n’y a pas lieu de s’en réjouir. C’est pourquoi le « contrat de législature » adopté par le Nouveau Front Populaire est vital. Il peut et doit être une voie de passage vers une démocratisation de notre régime politique. Ce qui veut dire faire face à une cohabitation pour se défaire du régime d’une V° République devenue la place forte promise au Rassemblement National. En ce sens, il affiche un paragraphe « Vers une 6° République », qui figure au « troisième temps » de son programme, celui des « transformations », succédant à « la rupture des quinze premiers jours » et à « l’été des bifurcations des cent jours suivant ».
Sur 7 propositions, l’une est simple et claire : « instaurer la proportionnelle ». 3 sont une pétition de principes : « abolir la monarchie présidentielle dans la pratique », « revitaliser le parlement », « défendre la décentralisation ». 2 sont précises : « abroger le 49.3 » et « instaurer le référendum d’initiative citoyenne-renforcer le référendum d’initiative partagée ». Mais tout cela suppose une révision de la Constitution que la procédure prévue à l’article 89 rend impraticable. Enfin la 7° prévoit de « passer à une 6° République par la convocation d’une assemblée constituante citoyenne élue ». Pourquoi pas ? Mais le mystère sur le comment et le moment de la convocation d’une telle assemblée reste entier et improbable, sauf à prévoir un scénario passant par l’élection présidentielle.
Certes, pas plus sur ce terrain que sur les 36 autres affichés, on ne pouvait attendre des détails d’application dans un texte adopté en 48 heures, ce qui constitue une vraie performance dans l’état où se trouvait la gauche au sortir des élections européennes. Mais sur ce passage tant désiré à un régime démocratique, n’eut-il pas été préférable de préciser quelques mesures transitoires de cohabitation, plutôt que d’invoquer des objectifs trop ambitieux et vagues ? Encore une fois, la cohabitation Jospin-Chirac fut exemplaire et à l’actif d’un bon gouvernement de gauche. N’eut été la malheureuse inversion du calendrier législatives-présidentielles, voulu par Lionel Jospin pour « respecter l’esprit des institutions », elle aurait pu être l’amorce d’une transformation essentielle de la V° République.
L’union de la gauche lui avait alors fait défaut et causa sa perte ultime. Elle est aujourd’hui une promesse encourageante. Elle est déjà un obstacle à l’ascension de l’extrême-droite. Elle doit devenir un outil populaire pour faire de cette vraie crise de régime, l’aube d’un renouveau.
Paul Alliès
19 juin 2024