Constituante : Leçons chiliennes
L’échec du référendum au Chili est aussi celui de l’Assemblée constituante qui a proposé le texte soumis au vote. Cela devrait conduire à une réflexion sur cette procédure qui a rencontré des difficultés ailleurs dans le monde. Or la gauche française défend un processus analogue pour changer de République.
On distinguera ici trois dimensions de la question chilienne. Elles sont toutes pleines de leçon pour une gauche française qui, pour l’instant, observe (pour le mieux) un silence quasi-total.
1. Les causes conjoncturelles de l’échec
.Le 25 octobre 2020, 78% des 43,4% électeurs Chiliens votaient en faveur d’une nouvelle Constitution, 79% souhaitant qu’elle soit écrite par une assemblée constituante élue au suffrage universel direct.
Le 4 septembre 2022, 62% (des 88% de votants, le vote étant devenu obligatoire) rejetaient le texte proposé par la Constituante au terme d’un an et deux mois de travail.
Comment comprendre une si violente distorsion, en deçà d’un changement d’échelle majeur du corps électoral ?
Trois causes peuvent être retenues.
a) La déception d‘un électorat populaire, et notamment de sa frange la plus jeune, devant la lenteur des changements promis par l’élection de Gabriel Boric (âgé de 36 ans) le 19 décembre 2021. Il n’a pris des fonctions que le 11 mars 2022. Les réformes les plus urgentes (de la santé, des retraites, de la fiscalité) se sont enlisées au parlement, alors qu’une inflation à plus de 13% s’est installée dans tout le pays.
Par ailleurs, l’échec dès la première semaine de l’intervention du gouvernement dans les territoires mapuches, auxquels il avait été attribué 17 sièges de droit à la Constituante, a laissé penser que les promesses concernant la démilitarisation de la police ou la fin de l’état d’urgence contre les peuples indigènes, ne seraient pas tenues.
b) Cette déception a été mise à profit par tous les secteurs d’une droite (dont le candidat extrémiste José Antonio Kast, avait réuni plus de 44% au 2° tour de la présidentielle) jusque là battue dans tous les scrutins et minoritaire à la Constituante, pour mener une véritable campagne de délégitimation de celle-ci et de son projet. Les grands titres de presse, les gros réseaux sociaux, les partis ultra-conservateurs et les grands patrons ont fait bloc pour distiller la peur du changement annoncé.
Ce concert a conduit la Démocratie Chrétienne (qui avait accompagné jusque là le processus constituant) à se révolter et à faire chorus (au moins sa forte minorité radicalisée). Cette sécession du centre-droit (que d’aucuns nomme centre-gauche) a été un facteur politique important dans le revirement de l’opinion.
c) Cette campagne s’est centrée sur deux sujets qui étaient au cœur du projet de Constitution mais dont l’énoncé n’était pas forcément très précis :
– la « plurinationalité » de l’Etat reconnaissant une place organique aux « communautés originaires ». Elle devait s’accompagner d’une très large décentralisation au profit des Provinces et des Communes dotées de budgets autonomes. Le Sénat devenait une Chambre des régions aux compétences floues. L’idée d’une atteinte à l’expression majoritaire de la souveraineté nationale a pu faire son chemin.
les « droits sexuels et reproductifs », y compris le droit à l’avortement, ont fait l’objet d’une dénonciation conservatrice devenue planétaire, au motif des abus permis par « l’idéologie du genre ». Le fait que ces nouveaux droits puissent affecter les structures de l’Etat (le système judiciaire, éducatif, jusqu’à la police et l’armée) en imposant une « démocratie paritaire », a aggravé la crainte de nouvelles discriminations, positives ou pas.
Si ces raisons peuvent éclairer le contexte proprement chilien de l’échec référendaire, il contient déjà quelques enseignements utiles :
le vote à un référendum n’est jamais parfaitement délimité par la question ou le texte qui en est l’objet. La conjoncture économique et politique joue fortement. La campagne est une scène et un temps propre à ce type de votation. Un référendum n’est jamais une simple ratification. Il demande une rigoureuse définition procédurale et politique de sa préparation.
le temps consacré à la discussion et rédaction du nouveau texte ne gagne pas à trop s’étirer. La Constituante chilienne a fini par adopter un projet de 178 pages et de 388 articles, au terme de 14 mois de travail. Cela traduit une conception de la Constitution qui va bien au-delà du standard requis par les règles du « vivre ensemble » et de l’équilibre des pouvoirs.
La tentation du « juridiquement majoritaire » est vénéneuse quand elle conduit à escompter une victoire idéologique au prétexte de l’énoncé des droits. Il y a donc des raisons institutionnelles qu’emporte l’échec de la Constituante chilienne.
2. Les causes institutionnelles de l’échec
On en retiendra deux, sans prétendre à l’exhaustivité.
a) La première concerne le mode de travail de la Constituante. Elle a passé trois mois (de juillet à octobre 2021) à en délibérer pour finalement adopter un règlement participatif assez complexe. D’abord tous les citoyens pouvaient proposer (jusqu’à la fin janvier 2022) un texte lequel, s’il rassemblait 15.000 signatures, devait être discuté par l’assemblée. Ensuite et surtout, 7 commissions thématiques se partageaient le travail d’écriture de la nouvelle loi fondamentale. Les délimitations étaient assez élastiques (par exemple entre celle consacrée aux « Système politique, gouvernement, législature et système électoral » et celle des « Principes constitutionnels, démocratie, nationalité et citoyenneté) ; ou la définition du champ de compétence était extrêmement vaste (la commission « Systèmes de connaissance, science et technologie, culture, art et patrimoine » devait traiter de l’accès à la connaissance en général mais aussi de la télévision publique et du cinéma en particulier).
Chaque commission pouvait faire l’objet d’une « demande d’audition » par des organisations ou de simples citoyens. Il y eut plus de 3000 demandes (la commission « Environnement et modèle économique » en recevant plus de la moitié).
Toutes les propositions retenues par les commissions ont fait l’objet d’une délibération en séance publique à partir du 15 février 2022. Pour être adoptées, elles devaient être votées à la majorité des 2/3.
Cette procédure explique l’excessive longueur du texte définitif, son illisibilité par les citoyens obligés de se prononcer sur lui, et donc la facilité pour la droite de sélectionner deux ou trois sujets pour mobiliser une opinion négative. Ce défaut peut procéder d’une cause première, elle de la composition de l’assemblée.
b) La Convention constituante a été voulue (par le référendum du 25 octobre 2020) comme une assemblée composée paritairement de représentants élus en totalité pour la circonstance (sans parlementaire ni citoyen tiré au sort). Les 15 et 16 mai 2021, 155 ont été choisis au suffrage universel direct, 77 femmes et 78 hommes, 17 sièges étant réservés aux délégués des peuples autochtones (au nombre de 10, correspondant aux 8% de la population totale du Chili). La faible participation (22, 8%) de ces derniers au scrutin a plus que déçu et peut expliquer qu’elle ait nourri la campagne de la droite sur ce sujet pour le référendum du 4 septembre.
Le résultat fut marqué par la défiance vis-à-vis des partis politiques en général, de ceux de droite et d’extrême-droite en particulier (leur liste commune ne réunit que 20% des suffrages, soit 37 sièges de l’assemblée, moins que la minorité de blocage). La gauche recueillit d’une part 18% des voix pour le Frente amplio et le PC (soit 28 sièges) et d’autre part 17% pour la « Lista del Pueblo » (soit 26 sièges), association de plusieurs candidats dispersés dans les régions et réunis grâce aux réseaux sociaux. Ils représentaient en fait les militants apartidaires de la contestation virulente d’octobre et novembre 2019.
Ces résultats (et le succès de la gauche avec ses 54 élus) ont fait oublier que se tenaient le même jour des élections régionales (16 gouverneurs) et municipales (345 maires et 2252 conseillers municipaux). Ces élections où se présentaient des candidats connus par les électeurs et sélectionnés souvent par des primaires au sein des partis, furent un échec pour la gauche, masqué par le succès de la candidate du PC à Santiago.
La Constituante effaça ces différenciations électorales. Elle a pu incarner une homogénéité des aspirations radicales au renouveau et ce, dans tous les domaines.
A la complexité de son règlement intérieur, s’ajouta le problème des « indépendants ».
Leur élection sur la « Liste du Peuple » ne correspondait pas à une quelconque implantation territoriale (pratiquement aucun ne fut élu dans les régions ou municipalités, sauf à Valparaiso).
Certains indépendants (dits « associés ») se sont fait élire, parfois en nombre, sur les listes des partis y compris de la Démocratie chrétienne.
Les autres (« Independientes puros ») étaient non seulement sans aucune attache partisane mais hostiles aux partis en tant que tels. Autrement dit, ils étaient et restèrent dans un isolement structurel, la Liste du peuple ne traduisant pas dans la Constituante une formation coordonnant politiquement ses candidats, en tout cas à la hauteur de ses succès contre les partis traditionnels. Le résultat fut que chaque député « indépendant » défendait sa propre vision, oeuvrant ainsi à l’inflation des sujets abordés, souvent bien au-delà de ce que requerrait un texte constitutionnel. Et c’est cas par cas, délégué par délégué, que les propositions dans les commissions ont du être défendues, l’essentiel se faisant en séance plénière. Travail difficile si on retient que sur les 155 membres de la Constituante, seulement une cinquantaine étaient membres de partis et défendaient leur propre cohérence.
Ces causes institutionnelles ont participé à l’échec du référendum, l’arène de la Constituante devenant, au cours des 14 mois de son travail, un espace toujours plus éloigné de la société dans ses configurations territoriales et politiques.
Elles tiennent aux difficultés à imaginer des procédures de délibération et d’arbitrage tenant compte des la démocratie interactive. D’autres expériences de Constituante conduisent à se poser la question de la viabilité du modèle dans les sociétés contemporaines.
3. Les causes tenant aux assemblées constituantes
Au Chili, l’échec du référendum le 4 septembre ne signifie pas le retour à l’ancienne Constitution. Le président Boric a annoncé le soir même, la poursuite du processus constituant. Mais la voie choisie reste inconnue : le Congrès ou une nouvelle Convention ? Avec des élus ou des citoyens tirés au sort ? Il semble difficile en tout cas de contourner totalement le Parlement, en l’état des facteurs qui ont conduit à l’échec.
La principale innovation serait le tirage au sort pour former, en tout ou partie, l’Assemblée constituante. Le tirage au sort est devenu une formule miracle préconisée par les meilleurs (les partisans d’une démocratie participative et délibérative) et les pires (les « experts » de l’ingénierie constitutionnelle). Ce dernier groupe est certes composite : on y trouve les agences onusiennes et organismes de l’OCDE, l’Institut International pour la Démocratie et l’assistance électorale, la Commission de Venise, et une kyrielle d’associations et instituts spécialisés. Leur mobilisation en faveur du tirage au sort procède le plus souvent d’une vision apolitique du processus constituant, appuyé sur du droit constitutionnel comparé ("discipline" oh combien problématique). Au nom d’un standard universel, ils interviennent un peu partout de par le monde (au Kenya en 2010, en Tunisie en 2012, au Népal en 2015).
Le tirage au sort est ainsi devenu une bouteille à l’encre.
Les cas de sa mise en œuvre pourtant quasi-idéale sont passés par profits et pertes par ses thuriféraires[1] : ainsi l’Islande entre 2009 et 2012, a-t-elle eu recours à cette pratique pour féconder un processus constituant global appuyé, au départ sur une forte mobilisation citoyenne (et une très élevée participation électorale). Un « Forum national » de 1000 personnes tirées au sort (pour 320.000 habitants) a délibéré (y compris sur Internet) et produit un rapport de quelque 700 pages donnant « les points de vue de la citoyenneté islandaise à la future Assemblée constituante et au Comité constitutionnel » (instances largement ouvertes à la société civile, tout citoyen pouvant y être candidat sauf les parlementaires et les ministres). Bref, on a eu là une sorte de laboratoire des idées et théories participatives, jusques et y compris du tirage au sort. Le résultat ne fut pas au rendez-vous : la participation électorale est passée de 86% en 2009 à 49% au référendum du 20 octobre 2012. Le Parlement n’a jamais ratifié le projet de nouvelle Constitution et ce, dans l’indifférence à peu près générale. Ce résultat mérite qu’on s’y arrête : il est advenu dans la plus petite république de la planète possédant tout le stock institutionnel (sauf l’armée) des sociétés « développées », et ce avec une « taille » a priori bien adaptée à l’expérimentation du tirage au sort .
Une tendance se dessine alors : le recours à des « assemblées citoyennes » aux ambitions et modalités plus modestes que les constituantes. Centrées sur un sujet et/ou quelques articles de la constitution en vigueur, elles permettent une délibération mêlant citoyens profanes, experts et élus, produisant un consensus capable d’entrainer l’opinion.
Le meilleur exemple est celui de l’Irlande entre 2011 et 2018 : trois assemblées citoyennes impliquant des citoyens tirés au sort et des « politiciens ». L’arrivée au pouvoir en 2012 de la coalition Labour-Fine Gael, favorise l’installation d’une Convention constitutionnelle, composée de 66 citoyens tirés au sort et de 33 élus des différents partis. Elle a pour mission de réviser 8 articles de la Constitution, de produire un rapport en ce sens pour le parlement, avant le recours (obligatoire) au référendum. Ce qui aboutit en mars 2014 à trois recommandations principales : la légalisation du mariage homosexuel, la suppression de l’interdiction de blasphème, la réduction de l’âge minimal requis pour être président de la République. Les deux premiers sujets sont adoptés par le référendum du 26 octobre 2018.
Restait la remise en cause du 8° amendement (voté par référendum en 1983) de la Constitution, interdisant formellement tout avortement. Une seconde assemblée délibérative est mise en place à l’automne 2016. Elle est exclusivement composée de 99 citoyens tirés au sort et présidée par un juge de la Cour suprême. Elle délibère de novembre 2016 à avril 2017 (5 mois à peine), et recommande au Parlement (suite à un vote de 64% de ses membres) la légalisation de l’avortement. Une commission parlementaire conclut dan le même sens. Le projet de loi soumis au référendum, devant remplacer l’article 40-3 est adopté par les deux chambres. Le référendum du 25 mai 2018 (64,1% de participation) approuve à plus de 66% la suppression de l’interdiction de l’avortement. Ce résultat, après une campagne fortement polarisée et dans un des pays de plus forte tradition catholique en Europe, donne une force d’exemplarité à l’ensemble du processus participatif qui l’a permis.
On observera que ce succès est dû à l’autolimitation des « assemblées citoyennes » sur les sujets à aborder, la liste des propositions comme leur devenir restant de la compétence des parlementaires et donc des formations politiques. Les questions économiques et sociales n’ont pas été posées. Et sur les 10 thèmes autorisés et traités par la Convention citoyenne, seuls 3 ont été soumis à référendum. Ce sont les mobilisations et campagnes de mouvements et associations concernées, autour et après les réunions de la Convention qui ont abouti aux taux de participation et au résultat final. Tout ceci relativise donc l’importance du tirage au sort comme procédé de modernisation de la démocratie constituante.
A quoi, ces expérimentations et ces leçons peuvent-elles servir en France ?
Nous en sommes à un stade où la convocation d’une assemblée constituante est devenue un véritable fétiche, même si les conditions et l’actualité de celle-ci s’éloignent tous le jours un peu plus. La relance d’une vraie vie parlementaire depuis la fin de majorité absolue aux Législatives du19 juin 2022, rend paradoxalement improbable le changement de République.
On pourrait donc imaginer la réduction des ambitions et la focalisation d’une révision constitutionnelle sur deux articles de la Constitution de la V° République : l’article 8 (concernant le pouvoir de nomination-révocation du Premier ministre par le président de la République) et l’article 12 (donnant le droit de dissolution de l’Assemblée nationale au Président).
Des « conventions citoyennes », avec des citoyens tirés au sort, pourraient délibérer de ces sujets avec des méthodes d’audition d’experts et spécialistes du même type que celles pratiquées par la Convention pour le climat. L’enjeu serait de mesurer les avantages démocratiques et politiques qu’apporterait un système primo-ministériel à la société française.
En toute hypothèse (qui peut le plus, peut le moins), ce qui a été imaginé pour l’adoption d’une constitution de la 6° République, des échanges entre le parlement, un forum civique interactif, des assemblées territoriales, précèderaient la définition d’un texte (par une Constituante ou un-e candidat-e à l’élection présidentielle) et son adoption par référendum[2].
Le choix est donc toujours entre changer la République ou changer de République. Les deux sont de plus en plus nécessaires si l’on ne veut pas voir une Marine Le Pen (la plus chaude partisane de la V° République telle qu’elle est) faire son profit du statu quo à la présidentielle de 2027.
Là sont toutes les leçons du Chili : bien définir l’ambition et la philosophie constitutionnelle réformatrice ; bien définir les détails d’une procédure de délibération de révision ; bien associer les mouvements sociaux mais aussi les institutions en place. Et finalement, rassurer la société sur la légitimité et la sécurité du processus constituant.
On en est très loin. Souhaitons qu’un vrai débat sur les raisons de l’échec chilien permette une actualisation des conditions de démocratisation de la République.
Paul Alliès
Le 16 septembre 2022
Blog Une autre République est possible(sur Mediapart)
[1]Le plus extraordinaire spécimen est sans doute la tribune publiée par Le Monde de ce 16 septembre, de deux « expertes » franco-américaines et intitulé « Le tirage au sort doit être mis au cœur de processus constitutionnel du Chili ». Evoquant « le cas islandais » elles réussissent à le faire passer pour un succès.
[2]Cela suppose un processus participatif et interactif précis, ouvert à tous les citoyens. Il figure depuis septembre 2014 dans les 30 propositions pour avancer de la Convention pour la 6° République (voir la 18°° : « Une adaptation de la Constitution au changement social, facilitée ») ; mais aussi dans le rapport très détaillé (« Osons le big-bang démocratique ») de la Fondation pour la Nature et l’Homme (ex Nicolas Hulot) de février 2017.