Depuis un mois, La Croix publie une série de contributions répondant à la question : "Les politiques ont-ils perdu le sens moral ?". Sollicité par la rédaction du quotidien, j’ai proposé le texte paru le 11 avril dernier que je reproduis ici.
Max Weber disait : « il n’y a que deux péchés en politique : ne défendre aucune cause et n’avoir pas le sentiment de sa responsabilité ». La perte de sens moral du personnel politique de la V° République est un syndrome organiquement lié à celle-ci : il tient sans nul doute à l’irresponsabilité que ce régime a érigée en principe constitutionnel.
L’affaire est entendue pour ce qui concerne le Président : l’impossible procès de Jacques Chirac fait de l’antique inviolabilité monarchique une règle contemporaine. Le Président quel qu’il soit peut envahir tous les autres pouvoirs, gouverner comme bon lui semble, corrompre et être corrompu ; il n’a de compte à rendre à personne. Son « domaine réservé » en matière de défense et de politique étrangère est intact ; l’affaire libyenne le rappelle à qui aurait crû aux bonnes intentions de la campagne présidentielle de 2007.
Les nominations à discrétion de personnalités politiques et de hauts fonctionnaires à des fonctions influentes fabriquent une cour toujours plus docile de prétendus serviteurs de l’Etat. La confusion qui caractérise les parcours professionnels et électifs de ces derniers est totale. Pourquoi et à qui rendraient-ils des comptes ? A un Parlement dépouillé des moindres prérogatives de contrôle jusqu’à être empêché de former des commissions d’enquêtes ou de suivre la mise en œuvre des lois qu’il a votées ? A un parti tétanisé par la discipline majoritaire, à une opposition dépourvue de moyens, à des citoyens sollicités à des fins acclamatoires dans des scrutins redondants ?
Le cumul des mandats ferme en effet toujours plus un cercle où se confondent le centre et la périphérie : les mêmes sont législateurs et « gouverneurs » sans que jamais une destitution ne les menace (voir le statut des maires et présidents de Conseils généraux et régionaux). La perte ou la conquête d’une charge élective participe d’un marché qui échappe complètement à l’emprise de l’électeur ; le cas de Brice Hortefeux récupérant son mandat européen en est une terrible illustration.
Cette oligarchisation du système politique fait écho à celle du système économique. Pierre Mendès-France l’annonçait déjà en 1974 (Choisir. Une certaine idée de la gauche) : « Aujourd’hui, c’est le moteur de l’intérêt privé immédiat qui nous gouverne. Le Président de la République, le ministre des Finances, les représentants les plus qualifiés du pouvoir et ceux du patronat l’ont dit explicitement : le plus lucratif, le plus rentable pour les chefs d’entreprise correspond au bien être de la collectivité. La loi dominante du profit s’intègre ainsi à un ensemble que la V° République représente fort bien ». Et il dénonçait avec une perspicacité visionnaire jamais démentie depuis « l’absence de morale, le climat de complaisance ou de complicité, de résignation » au principe de ce régime où les institutions « sont confisquées par un souverain unipersonnel et sa bureaucratie ».
Nulle part il n‘y a de pouvoir légitime sans responsabilité assumée par les personnes qui le détiennent, localement ou nationalement, à Marseille comme à Paris. Sinon le patronage à la romaine, les servitudes et les clientélismes ravagent la société. C’est ce que disait l’Assemblée nationale constituante le 13 juillet 1789 en posant la responsabilité politique des gouvernants devant le peuple souverain comme un principe majeur du constitutionnalisme moderne. Nous l’avons oublié.
Nous ne retrouverons un sens moral de l’action publique que si nous retrouvons une République fondée sur une organisation et une distribution de cette responsabilité produite par la délibération contradictoire, argumentée, publique à tous les échelons du territoire, dans les institutions comme dans les réseaux sociaux. C’est sans doute une révolution démocratique qu’il y faudra, comme celle qu’ont choisie de faire ces temps-ci les peuples arabes.
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