Vacarme et Conseil constitutionnel(s)
Dans la longue marche de la bataille des retraites, nous voilà arrivés au stade où le Conseil constitutionnel se voit érigé en arbitre suprême, si ce n’est en acteur majeur de sortie de crise.
C’est un véritable vacarme de contributions, expertises, pronostics auquel on a droit. Emane de la boite à outil du droit constitutionnel, toute une série de solutions « techniques » : depuis la demande d’une nouvelle délibération de la loi par le président de la République (article 10), jusqu’à la censure totale de celle-ci au motif d’un « défaut de clarté et de sincérité » de la procédure et du détournement de celle-ci par l’usage qui a été fait, entre autres, de l’article 47-1.
Orchestrer un tel vacarme suppose une certaine proximité avec la lente et longue production jurisprudentielle du Conseil. Dans la normativisation de principes (dopée par la saisine parlementaire à partir de 1974), et de résolutions contentieuses (alimentées par la reconnaissance de la Question Prioritaire de Constitutionnalité depuis 2008), le Conseil s’est doté en effet d’un corpus propre d’instruments et de références. Et aussi d’une méthode de jugement avec des techniques de contrôle de plus en plus étendues et sophistiquées.
Pour autant, le Conseil répugne systématiquement à censurer une loi dans sa totalité, en particulier pour violation de règles de procédures.
Il a énoncé une fois pour toutes en 1975 qu’il ne souhaite pas se substituer au législateur dans la mesure où il ne dispose pas « d’un pouvoir général d’appréciation et de décision de même identique à celui du Parlement (Il a) seulement compétence pour se prononcer sur la conformité à la Constitution des lois déférées à son examen ».
Et il a lui-même affirmé, en 1985, que la loi « n’exprime la volonté générale que dans le respect de la Constitution ». Ce qui lui permet d’apprécier le contenu de la dite loi selon son propre raisonnement juridique. Et d’interpréter la Constitution en temps réel, avec un système de ressources dont il peut faire un usage différencié selon les conjonctures politiques. Même s’il se défend d’exercer un contrôle de l’opportunité, il y a toujours de l’opportunité dans son contrôle.
D’où la répugnance du Conseil à censurer un texte qui s’en tiendrait à des considérations implicites, en tout cas insuffisantes pour contredire expressément la Loi fondamentale. S’il advenait qu’il censure la loi sur les retraites en totalité, on peut être sûr que ce serait dans l’opportunité qu’y verrait le président de la République (ce dont on peut, à ce jour, fortement douter).
Dans sa jurisprudence du temps du Covid[1], le Conseil a ainsi laissé passer des violations explicites de règles de valeur constitutionnelle de procédure (décision du 26 mars et 11 mai 2020). Il en a profité pour étendre le champ de sa compétence à propos des ordonnances non ratifiées (28 mai 2020) ou de l’organisation des travaux de l’Assemblée en période de crise (1° avril 2021) . Il a renoncé à exercer un contrôle approfondi et a donné raison au gouvernement (parfois contre sa majorité), quitte à affecter gravement le régime des libertés parlementaires, et de certaines libertés individuelles en temps de crise.
A l’évidence, dans le vacarme actuel, il faut rappeler que le Conseil constitutionnel souffre d’un vice de construction majeur : à la fois dans le système de nomination de ses membres, et dans le mode de production systémique de ses décisions.
Concernant les nominations, elles sont à la seule discrétion du président de la République et des présidents des deux chambres. Une révision de l’article 13 de la Constitution en 2008 a ajouté un vote des commissions compétentes de chaque assemblée, lequel s’est avéré totalement superficiel et anecdotique.
C’est bien ce qui a été confirmé, il y a moins d’un an avec des nominations « en dessous du médiocre »[2]. La critique a été générale sur ce renouvellement triennal qui n’a fait qu’aggraver le profil illégitime du Conseil. Si on se reporte à sa sociologie, elle est accablante[3] : ses 9 membres forment un cercle majoritairement masculin, âgé (70 ans en moyenne), blanc, diplômé du supérieur, professionnellement retraité de la haute fonction publique ou de la politique. Et la totalité ou presque, est de droite (seul le président Laurent Fabius vient de l’antique gauche socialiste).
Sur ce profil, vient se greffer un fonctionnement officieux du Conseil particulièrement problématique. Les 9 « juges » (dont le rapport au droit constitutionnel est souvent plus qu’incertain), se voient doublés par un dispositif Président/Secrétaire général de nature à garantir la compétence juridique de l’institution. Sauf que l’organigramme de cette « direction juridique » n’apparaît nulle part. C’est pourtant elle qui rédige le projet de décision avant qu’un rapporteur soit désigné (par le Président) parmi les membres en titre. Dans cet attelage, les professeurs de doit sont nombreux et exercent un grand rôle mais en toute opacité. Les avis (les « portes étroites ») que certains rendent, sont aussi bien rémunérés qu’orientés (selon des proximités politiques ou d’intérêts inavoués).
Voilà le Conseil constitutionnel réellement existant. Il est bien une anomalie (de plus) de la V° République. Ses évolutions fonctionnelles et institutionnelles n’en ont pas fait une véritable Cour constitutionnelle qu’on serait pourtant en droit d’attendre 65 ans après son apparition[4].
Sa fragilité est dangereuse et aggrave son illégitimité : elle serait un cadeau servi à un(e) président de la République d’extrême-droite. Ce n’est pas un hasard si Marine Le Pen (appuyée pour une fois par Zemmour) va chantant les louanges de la V° République tout en rappelant constamment son hostilité radicale au Conseil dont elle promet de réduire le rôle.
Voilà pourquoi il n’est pas bon d’installer le doute ou l’espoir d’une décision « salvatrice » du Conseil dans le dossier des retraites. Car il y a aussi un vacarme que celui-ci a suscité au cours des derniers mois et à une échelle populaire. On peut considérer qu’une culture constitutionnelle s’est construite dans les mobilisations. Tout un chacun ou presque est devenu capable d’expliquer l’article 49-3 et parfois même le 47-1 si ce n’est le 44-2 et 3.
La détestation provoquée par le recours au 49-3 s’est étendue au régime de la V° République lui-même : il s’est dévoilé comme un régime de faible intensité démocratique, si ce n’est a-démocratique.
Il ne s’agit pas de vouloir transformer chaque citoyen en professeur de droit constitutionnel mais il n’est pas interdit d’imaginer des citoyens ordinaires « s’approprier, sans passer nécessairement par les canons de la connaissance savante, les enjeux politiques et institutionnels »[5].
C’est un capital formidable pour les batailles démocratiques à venir. La presse étrangère, jusqu’au Financial Times, a tiré comme conclusion de son analyse de la crise, qu’il était temps que la France passe à une 6° République. L’idée a fait manifestement son chemin dans la société mobilisée. Reste à ce que les formations et le personnel politique attachés à la "défense démocratique", rendent enfin désirable ce changement de régime.
Paul Alliès
le 30 mars 2023
[1] Juilien Bidoux Pérez, Esquisse d’un bilan de la jurisprudence constitutionnelle au temps de la Covid-19. JP Blog.juspoliticum. 6 octobre 2021
[2] Patrick Wachsmann, professeur émérite à l’Université de Strasbourg, Le cru 2022 des nominations au Conseil constitutionnel : en dessous du médiocre ». JP Blog 23 février 2022
[3] Thomas Perroud, Professeur de droit public à l’université Panthéon-Assas. « Le Conseil constitutionnel, sujet d’inquiétude ». AOC, 11 avril 2022
[4] La 19° des Trente propositions de la Convention pour la 6° République, réclame depuis plus de 20 ans « une vraie Cour constitutionnelle : Sur proposition du président de la République, les membres de la Cour constitutionnelle sont élus par le Parlement réunis en congrès à la majorité des deux tiers. Leur mandat est de sept ans non renouvelable ». D’autres dispositions (comme la reconnaissance d’opinions dissidentes) figurent sur ce registre. Voir C6R.org
[5] Bastien François, Les lois sociologiques de l’incompétence constitutionnelle. Revue Française de Droit Constitutionnel. 2020/3. N° 123. P 607