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A la Sorbonne : Jaurès encore

mercredi 28 octobre 2020, par PAUL ALLIES, Bernard VIVIEN

Un des collègues de Samuel Paty a lu lors de la cérémonie d’hommage à la Sorbonne La lettre aux instituteurs de Jaurés en date du 15 janvier 1888.
Par son billet publié sur son blog de Mediapart (Une autre République est possible) le 22 octobre dernier, Paul Alliès nous remet en mémoire le discours que Jaurès prononça le 30 avril 1894 pour dénoncer les lois connues sous l’appellation de lois scélérates soumises au Parlement en réponse aux attentats anarchistes. Il y démontre et leur inefficacité et leur dangerosité pour les libertés. Léon Blum en a misaussi en lumière la génèse. Même si les motivations de l’islamisme radical n’ont rien à voir avec celles des anarchistes auteurs d’attentats, le sort des libertés au cours de cette période nous donne matière à réflexion . Bonne lecture donc.
Bernard Vivien

A la Sorbonne : Jaurès, encore
22 oct. 2020
Par Paul Alliès
Blog : UNE AUTRE REPUBLIQUE EST POSSIBLE
La cérémonie de ce mercredi soir, dans la cour de la Sorbonne, devant le cercueil de Samuel Paty fut dense et digne. Un de ses collègues et « camarade » (a-t-il dit en s’adressant à lui) a lu le beau texte de Jaurès : la Lettre aux instituteurs, publiée dans La Dépêche le 15 janvier 1888. Il y en a un autre dont le président de la République aurait pu faire son miel.
C’est le discours de Jaurès à la Chambre des Députés le 30 avril 1894 contre les lois dites scélérates. Petit rappel du contexte.

Depuis le début des années 1880 ; les attentats anarchistes se multiplient un peu partout en Europe et au plus haut niveau : en Allemagne, l’Empereur Guillaume est victime de deux tentatives d’assassinat en 1878 ; le tsar Guillaume II n’y coupe pas en 1881. Et le président français Sadi Carnot est lui aussi assassiné le 21 juin 1894 à Lyon. Durant l’année 1892 une série d’attentats à la bombe perpétrés par Ravachol a inauguré un ensemble d’opérations qui visent à déstabiliser le pouvoir. De nombreuses actions violentes sont menées durant toute l’année suivante : vol de dynamite à Soisy-sous-Etiolles ; attentat le 11 mars au 136, boulevard Saint-Germain habité par le conseiller à la Cour d’appel Benoit ; le 13 mars, une bombe est découverte sur une fenêtre de la caserne Lobau ; le 27 mars, une nouvelle explosion vise le domicile de l’avocat général Bulot ; le 9 décembre Vaillant lance une bombe dans l’hémicycle de la Chambre des Députés.

Ce rappel pour dire que les lois dont il va être question seront votées dans un contexte qui rappelle, en matière d’ordre public et de sécurité, celui d’aujourd’hui. Ces actions sont menées par des anarchistes convaincus de l’efficacité de « la propagande par le fait ». Elles ne sont en rien assimilables aux motivations de l’islamisme radical. Mais la réaction du pouvoir ressemble à celle à laquelle nous assistons aujourd’hui. Tout de suite après l’attentat de Vaillant, le président du Conseil Casimir Perier, soumet au Parlement un ensemble de mesures répressives. Il demande la discussion en urgence d’une loi sur la presse (modifiant celle de 1884) « pour sauvegarder à la fois la liberté et l’ordre ».

Léon Blum, excellent juriste, analysera méticuleusement ces mesures dans la Revue Blanche du 1° juillet 1898 (« Comment on été faites les lois scélérates »). Une première loi (11 décembre 1893) a pour objet de modifier celle du 29 juillet 1881 sur la presse. D’autres suivront, sur les « associations de malfaiteurs » (15 décembre 1893) et la répression " de la propagande et des menaces anarchistes"(28 juillet 1894). Leur but : « pouvoir inculper tout membre ou sympathisant, sans faire de distinction, fût-ce au moyen de la délation ». Elles ont pour résultat de mettre en péril les libertés élémentaires de tous les citoyens. Et Blum d’en conclure :

« Elles permettent au premier « gouvernement fort » qui surviendra de tenir pour nulle la loi de 1881, loi incomplète, mais libérale et sensée dans son ensemble, et l’une des rares lois républicaines de la République. Elles abrogent les garanties conférées à la presse en ce qu’elles permettent la saisie et l’arrestation préventive ; elles violent une des règles de notre droit public en ce qu’elles défèrent des délits d’opinion à la justice correctionnelle ; elles violent les principes du droit pénal en ce qu’elles permettent de déclarer complices et associés d’un crime des individus qui n’y ont pas directement et matériellement participé ; elles blessent l’humanité en ce qu’elles peuvent punir des travaux forcés une amitié ou une confidence, et de la relégation un article de journal. (…) Un délit nouveau, de nouvelles peines, une procédure nouvelle, c’était là matière à discussion. C’est l’urgence qui prévalut. »

C’est bien ce qu’avait vu Jaurès, dénonçant immédiatement ces lois dans un retentissant discours le 1894 à la Chambre. Il mérite d’être largement cité (*).

« Par quoi M. Joseph Reinach (député qui sera pourtant un des premier dreyfusards) justifie-t-il la loi qui vous est soumise ? Il dit, messieurs, qu’il ne suffit pas d’atteindre les actes, les manifestations extérieures de l’anarchie, qu’il faut avant tout frapper et atteindre la pensée même d’où procèdent ces actes. Le vol, le meurtre, l’incendie sont de très vilains gestes, mais ce ne sont que des gestes ; le principe de ces actes criminels est ailleurs, il est dans la pensée elle-même, il est dans la conscience elle-même.

(…)

Vous ne frappiez d’abord que les actes mêmes, ou la complicité, ou la préparation effective de ces actes, ou les excitations directes et publiques qui sont déjà un acte. Puis, dans la loi de décembre, vous avez fait davantage et vous avez voulu atteindre l’entente indéterminée en vue d’un attentat indéterminé, c’est-à-dire que vous avez voulu frapper, surprendre une communauté de pensées mauvaises. Mais cela ne vous a pas suffi encore. Et vous revenez devant nous, vous nous dites : La pensée anarchiste, elle peut se glisser dans le simple propos, elle peut être chuchotée de cœur à cœur, d’oreille à oreille ; elle peut s’exhaler dans un simple cri de colère et de souffrance, et puisqu’il y a un péril anarchiste dans ces propos, dans ces confidences, dans ces lettres échangées, dans ces murmures de souffrance ou de colère, nous allons essayer de surprendre tout cela pour frapper tout cela ; nous allons écouter à la porte de toutes les consciences, et ainsi nous arrêtons la propagation même de la pensée meurtrière ; nous neutraliserons les germes imperceptibles d’anarchie qui peuvent exister dans la conscience avant même qu’ils aient pu éclore et se manifester. Voilà bien la pensée de votre loi.

(…)

Ah ! si votre loi était utile, si elle était nécessaire, elle serait, je le répète, contre la société elle-même la plus terrible condamnation ; et s’il était vrai que ces hommes, qui sont des criminels assurément, mais qui ne tuent pas par cupidité ou par vengeance personnelle, qui tuent par sauvagerie, par fanatisme, par orgueil, par délire, mais qui en même temps qu’ils tuent, sont prêts eux-mêmes à donner leur vie (Interruptions à gauche et au centre), s’il était vrai que cette terrible sauvagerie, doublement disposée à la mort, la mort qu’elle donne et la mort qu’elle subit, s’il était vrai qu’elle fût toujours prête, au moindre propos, à la plus légère excitation, à se dresser contre la société pour la ravager par la dynamite et par le poignard, non, vos lois de répression ou de précaution seraient inutiles.

(…)

Oui, ce qu’il y a de plus horrible, c’est le mépris de la vie de l’homme, car il retranche tout ce qui unit l’homme à l’homme à travers la contrariété des idées, des passions, des systèmes, des intérêts.

Mais, monsieur le président du conseil, mais vous, messieurs de la majorité, qui avez jusqu’ici voté toutes les dispositions de la loi et qui étiez peut-être tentés toutes les dispositions de la loi et qui étiez peut-être tentés d’écarter la nôtre comme vaine et paradoxale, avez-vous donc réfléchi à tout ce qui se cache de ruines morales, de désespoirs meurtriers, de suicides sanglants derrière les sinistres financiers déchaînés sur ce pays à intervalles périodique ?

(...)

Ah ! messieurs, avez-vous remarqué avec quel soin on parlait toujours ici, à propos de cette loi, des excès et des abus de la presse ? Alors qu’en réalité cette loi vise surtout la liberté des particuliers, des citoyens, on faisait semblant de croire et de dire qu’on ne voulait atteindre que la presse. Et pourquoi ? Parce qu’on sait qu’à force de répandre sur elle la double mensualité des établissements financiers et des établissements ministériels… - … c’est qu’à force d’en faire l’instrument payé des émissions menteuses, on l’a décriée et discréditée dans le pays. »

Ce même mécanisme de la restriction des libertés publiques au motif d’une lutte incertaine contre le terrorisme, est à l’œuvre aujourd’hui. Il prolonge le cycle ouvert par la longue série des lois d’urgence adoptées depuis 2007 (vois mon billet du 13 avril 2020 « Crise sanitaire et crise démocratique. L’extension de l’exception »).

Ce qui s’y ajoute c’est un déchaînement général contre les principes et les pensées qu’on pouvait croire les mieux assurées et défendues. Obéissant à la demande (paraît-il) du président de la République, c’est un train de « Darmarinades » qui s’abat à tous les instants sur le bon peuple terrorisé. On pourrait espérer qu’il n’y a là que stratégie de communication, surtout face à une droite engagée dans une course à l’échalote avec son extrême.

Mais ce venin s’infiltre jour après jour dans les recoins de « l’opinion » et de ceux qui la font. Un tout chaud mais accablant exemple : à l’heure même de l’hommage rendu à Samuel Paty à la Sorbonne, Pascal Bruckner (le champion français de la guerre lancée par Georges Bush en Irak en 2003) accuse Rokhaya Dallio (qui le malmène) sur le plateau de 28 Minutes d’Arte), « d’avoir armé le bras des assassins ». Sans rien d’autre qu’une mise en cause de ses écrits puisque les complices des complices sont désormais, par leur seule pensée tous suspects. Et revoilà le même Bruckner (mais sans Dallio) dans le « Grand entretien » de France Inter, ce lendemain matin. Il y réitère ses accusations sans aucune réserve, celle qu’aurait pu lui inspirer la nuit. Et comment se clôt ce parcours unilatéralement massif ? Par un propos de la « chroniqueuse média » de France Inter qui met carrément ses pas dans ceux du Ministre de l’intérieur. Lequel a annoncé sur Twiter vouloir déposer plainte contre un billet de blog de Mediapart. Au nom de la « morale » (sic) la journaliste se demande ni plus ni moins s’il ne faut pas fermer le Club de Mediapart, le « modèle participatif des blogs » ayant démontré ses dangers.

Dans ce déluge et face à tant de confusion, on aimerait entendre une voix comme celle de Jaurès. Faute de quoi, il importe que les démocrates, les partisans de l’Etat de droit, les défenseurs des Droits de l’Homme de 1789 se retrouvent et se battent. Pour empêcher que les terroristes ne gagnent contre la République.

(*) On peut le lire dans son intégralité sur le Site : www.jaures.eu

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