La censure de 32 articles sur les 86 que comportait la « loi immigration » affole les droites confondues dans l’extrême. Elle satisfait pleinement l’Exécutif. Les opposants veulent y voir une première victoire. La réalité institutionnelle est plus triviale.
La pièce de ce théâtre, et ses jeux de rôles, était bien écrite : le président de la République et sa Première ministre avaient fanfaronné qu’ilsl avaient fait voter au parlement un texte bourré de dispositions inconstitutionnelles. Et qu’ils savaient que le Conseil constitutionnel allait les censurer. Tant pis si cela érigeait ce dernier en 3° Chambre législative (ce qui a profondément déplu à Laurent Fabius). Les droites extrémisées (de Le Pen à Ciotti en passant par Wauquiez) peuvent donc maintenant se déchainer contre l’État de droit.
Dans ce scénario le Conseil constitutionnel est resté fidèle à lui-même : il a ergoté sur la procédure et n’a rien tranché au fond. Il regarde ailleurs. Les monstruosités de la loi immigration peuvent donc revenir sur la scène parlementaire et constitutionnelle.
L’outil de cette opération de diversion est bien connu au Conseil : il les a peaufiné depuis les années 90 dans le contrôle des amendements, en pourchassant les « cavaliers législatifs ». Ce sont ces dispositions introduites dans un texte au cours de sa discussion parlementaire, par commodité ou opportunisme, sans véritable lien avec l’objet de la loi. En l’occurrence, on est passé d’un projet tel qu’écrit initialement par le gouvernement d’une quarantaine d’articles, à celui du Sénat qui en comptait 145 pour finir à 86. Chemin faisant et grâce aux contorsions du ministre de l’Intérieur, la barque de la loi s’est lourdement chargée d’une foule de dispositions autant exotiques que scandaleuses. Le Conseil n’a eu que l’embarras du choix pour retoquer 32 articles jugés comme des « cavaliers » dans avoir à se prononcer sur leur fond.
Ils concernent le regroupement familial, les titres de séjour, les prestations sociales, le droit de la nationalité et de séjour, bousculés et bafoués par le credo lepeniste et désormais ciottiste, de la préférence nationale. Pouvait-on espérer que le Conseil argumente en défense des principes fondamentaux de la République (le principe d’égalité notamment) pour condamner celle-ci ?
Le croire serait oublier une vraie tradition : le Conseil constitutionnel n’a jamais défendu les droits des étrangers, comme l’a pertinemment rappelé Danièle Lochak (professeure de droit public et présidente du Groupe d’Information et de Soutien des Immigrés de 1985 à 2000)*. Il a toujours validé les mesures toujours plus restrictives prises depuis les années 90. Celles où la droite court après l’extrême-droite, et la gauche (une fois oubliée la loi Joxe de 1989) après la droite. Les rares fois où le Conseil a fait exception (par exemple,la reconnaissance du principe de fraternité en 2018) c’est en réduisant aussitôt la portée de la liberté d’aider autrui dans un but humanitaire, en excluant l’aide à l’entrée sur le territoire. Et il vient de valider des dispositions concernant la réduction ou la suppression des protections contre les expulsions d’étrangers protégés y compris les enfants.
La préférence nationale est donc toujours là, à discrétion d’une coalition parlementaire comme celle qu’on a connue le 19 décembre dernier pour opérer « un tournant honteux dans l’histoire de la V° République, un pas de plus dans la dislocation des principes fondamentaux sur lesquels reposait l’État de droit en France depuis 1945, dans le droit fil de la Déclaration des droits de l’Homme et du Citoyen de 1789 » (résolution de la Convention pour la 6° République, 20 décembre 2023).
Preuve est une nouvelle fois faite que le Conseil constitutionnel n’est pas une vraie juridiction (on l’a bien vu dans le contentieux sur les retraites). La seule vraie voie de recours pour censurer les textes qui s’annoncent est celle du Conseil d’Etat, accessoirement de la Cour de cassation et finalement de la Cour européenne des droits de l’Homme. Une voie déjà condamnée par Gérard Darmanin et mise en question par Emmanuel Macron. Mais tout autre espoir mis du côté du Conseil constitutionnel demeurera vain, tellement il est une institution qui regarde toujours ailleurs pour ne pas avoir à juger l’essentiel.
* dans Alternatives Economiques du 13 janvier 2024.