Bicéphalite : retour d’un vieux virus
Le mal est tout politique : la France est un des rares pays au monde à posséder un Exécutif à deux têtes où se confondent les pouvoirs de chacune. Le conflit latent entre le Président de la République et « son » Premier ministre est donc un grand classique. Nous y revoilà.
Il a suffi qu’Edouard Philippe prononce le mot de « risque d’écroulement » à l’Assemblée Nationale le 28 avril, et qu’Emmanuel Macron parle de « grands mots » dans une salle de classe le 5 mai, pour que les éditorialistes s’emballent dans l’analyse plutôt vaine, d’un duel possible entre les deux hommes.
Chacun donc, d’y aller de son pronostic, si possible théâtralisé. Ainsi le Premier ministre est-il vu (dans le même Libération) par Alain Duhamel comme « une Angela Merkel à la française », donc avec une « stature augmentée » (comme semblent le dire les inévitables sondages). Laurent Joffrin le voit plutôt en Sancho Panza qui péniblement, « gère le présent ».
C’est un vrai marronnier des gazettes : le dissensus revient au cours de toutes les présidences sans exception, celle de De Gaulle incluse. Et il emballe les pronostiqueurs de la révocation du Premier ministre et (à y être) des candidatures à la prochaine élection présidentielle.
Rares pourtant sont les véritables conflits qui viennent à bout de la bicéphalite. Dans toute l’histoire de la V° République, seul Jacques Chirac, Premier ministre a imposé au Président sa démission le 25 août 1976 avec un motif clair et précis : « Je ne dispose pas des moyens que j’estime nécessaires pour assurer efficacement mes fonctions de Premier ministre et, dans ces conditions, j’ai décidé d’y mettre fin ».
Le virus est donc bien là, au cœur même de la Constitution. En 1958, deux articles simples et clairs (20 et 21) prévoient que « le Gouvernement détermine et conduit la politique de la Nation ». « Le Premier ministre dirige l’action du Gouvernement. »
Quant au Président (art. 5) : il « veille au respect de la Constitution. Il assure par son arbitrage, le fonctionnement régulier des pouvoirs publics ainsi que la continuité de l’Etat ».
Après qu’il soit décidé en 1962 que le Président sera élu au suffrage universel direct, l’équilibre esquissé en 1958 n’existera plus au sein de l’Exécutif. Le diagnostic est prononcé par le Général De Gaulle au cours d’une conférence de presse le 31 janvier 1964 : « Il est normal chez nous que le Président de la République et le Premier ministre ne soient pas un seul et même homme. Certes on ne saurait accepter qu’une dyarchie existât au sommet. Mais justement il n’en est rien : le Président est seul à détenir et déléguer l’autorité de l’Etat ».
Le présidentialisme tient dans cette transformation où la pratique des institutions l’a emporté sur la lettre de la Constitution.
Ce qui ne se discute même plus, c’est que l’élection du Président donnerait à celui-ci tous les pouvoirs, jusqu’à celui de tenir dans sa main le Premier ministre et sa majorité à l’Assemblée. Le germe du virus est allé se loger dans l’article 8 : le Président « nomme le Premier ministre. Il met fin à ses fonctions ».
Ce nouveau déséquilibre met en cause ce qui restait du parlementarisme dans la Loi fondamentale. Comme dans la fable de La Fontaine (Les animaux malades de la peste) « ils ne mouraient pas tous, mais tous étaient frappés ».
Et du coup le Président fait ce qu’il veut. N’est-il pas, comme le roi Charles X (qui y tenait tant) dans la Charte de 1830 (art. 12) une « personne inviolable et sacrée. Ses ministres sont responsables. Au Roi seul appartient la puissance exécutive » ? Emmanuel Macron est bien l’intouchable de la République.
Responsables, Edouard Philippe et ses ministres le sont deux fois.
Politiquement devant l’Assemblée Nationale, mais c’est sans conséquence. Vu le mode de scrutin élisant les députés pour produire une majorité artificielle, socialement peu représentative et inféodée au Président dans la foulée duquel elle est élue un mois après lui, cette responsabilité est ficitve.
Mais pénalement, ils le sont aussi, responsables devant la Cour de justice de la République : au cours des six dernières semaines, 55 plaintes ont été déposées contre eux par des particuliers, des médecins, des associations pour « homicide involontaire », « non assistance à personne en danger, « entrave aux mesures d’assistance ».
Vu la procédure de cette juridiction d’exception (son bilan aussi), il est possible que le temps fasse son œuvre et empêche ces recours d’aboutir. La panique accompagnant le déconfinement a amené le Sénat à amoindrir le principe de responsabilité des élus durant l’état de siège sanitaire prolongé pour deux mois (voir ici l’article de Manuel Jardinaud et Ellen Salvi, Responsabilité : l’Assemblée désavoue le Sénat 6 mai 20). Il n’empêche : il y a bien une distorsion essentielle entre le Président et le gouvernement.
Nous voilà au bout de la chaine des malfaisances du virus de la bicéphalite : le Président peut décider, sans véritable délibération, de déconfiner le pays tout entier le 11 mai (« l’intendance suivra ») ; il peut pérorer et gesticuler sur tous les registres (dont celui de la culture ; voir l’incroyable séquence sur BFM depuis l’Elysée le 6 mai devant son pathétique ministre officiellement chargé du « portefeuille », muet et prenant des notes). Son irresponsabilité organique totale gouverne donc.
Cette attitude est devenue une constante dans ce quinquennat : souvenons-nous de la conférence de presse d’Emmanuel Macron le 25 avril 2019, à l’issue du Grand débat national, au sortir de la mobilisation des Gilets jaunes : 5 réformes de structure (école, assurance, chômage, retraites, fonction publique, décentralisation des pouvoirs publics) annoncées sans aucun détail, ni mode d’emploi : « je fixe les orientations. Je demande au gouvernement, aux assemblées, aux partenaires sociaux, aux élus de replacer l’humain au centre, de rebâtir une nation de citoyens libres dans une Europe plus forte ». Pas moins. Dit autrement : « C’est moi qui décide et débrouillez-vous ». On n’oubliera pas le résultat bâclé de ce mécanisme, que ce soit sur la réforme de l’assurance-chômage ou celle des retraites. L’effet d’annonce tient lieu de négociation avec la société organisée.
La dyarchie existe bien au sommet de l’Etat. Elle entretient donc une irresponsabilité ravageuse à tous les étages de la V° République. Elle fait prospérer un présidentialisme mortifère au cœur d’une crise sociale et sanitaire gravissime. La démocratie en sort exsangue.
Ce mal est typiquement français. Nous sommes le seul pays où l’élection du Président de la République au suffrage universel direct conduit à conférer le maximum de pouvoirs à un seul homme, irresponsable qui plus est. Ce n’est pas ce mode d’élection qui joue ce rôle, c’est parce qu’il joue ce rôle qu’il est élu au suffrage universel.
La preuve : 13 (je dis bien treize) pays membres de l’Union Européenne connaissent le même dispositif que le notre. Et pour cause. A l’heure de la chute des dictatures dans les années 80 nous avons exporté certains de nos constitutionnalistes pour vendre (à tous les sens du terme) notre « modèle » de régime dit « semi-présidentiel ». Mais dans la décennie qui a suivi, pas un seul, du Portugal à la Pologne en passant par la Roumanie ou la Slovaquie, n’a conservé la confusion au sommet de son pouvoir. Partout le Premier ministre procédant d’une majorité parlementaire y a gagné le pouvoir exécutif effectif. Le Président exerce des compétences propres, allant souvent jusqu’à un contre-pouvoir, bien venu pour juguler l’hubris du Premier ministre et le renvoyer à sa majorité parlementaire.
Il est donc urgent et possible de rationaliser notre système, devenu totalement anachronique et dangereux. Il suffit pour cela de supprimer l’article 8 (la nomination-révocation du Premier ministre par le Président) et de modifier l’article 12 (le droit de dissolution de l’Assemblée Nationale passant aux mains du Premier ministre). Une élection à la « proportionnelle personnalisée » de l’Assemblée Nationale rétablira une représentation équitable. Ces mesures à « droit constant » (celui de la V° République) seraient le meilleur remède pour en finir avec le virus du bicéphalisme.
Mais rationaliser ne suffira évidemment pas pour répondre aux attentes de la société. Il faut « refondre radicalement notre démocratie » comme le propose si fortement Vincent Lindon (voir ici, Fabrice Arfi, Un appel de Vincent Lindon : « comment ce pays si riche… » 6 mai 20). L’heure est bien à inventer un autre système reposant sur la responsabilité politique à tous les niveaux, rétablissant la noblesse de la délibération, garantissant la participation des citoyens. Cela s’appelle une 6° République.
8 mai 2020
Paul Alliès