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Convention pour la 6ème République

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Crise de régime, changement de République

dimanche 10 janvier 2016, par Paul ALLIES, Bernard VIVIEN

L’article qui suit a été publié dans son dernier numéro (n°28) par la revue Contretemps que nous tenons à remercier pour nous avoir aimablement autorisés à le mettre en ligne sur le site de la Convention pour la 6° République. Cet article qui pose un diagnostic approfondi et actuel de la dégradation du système démocratique, répond de manière argumentée à la question : "Pourquoi et comment une 6° République ?", Le débat est ouvert. Bernard Vivien.

Crise de Régime, changement de République.

La dégradation du système démocratique en France est reconnue par un nombre grandissant d’observateurs et d’acteurs politiques jusques et y compris aux Etats-Unis (1) . Elle est souvent au fondement d’un diagnostic d’une « crise de régime » que les institutions de la V° République seraient de moins en moins capables de contenir. Partant de là l’idée d’un nécessaire changement de République tendrait à se ramener à une procédure politico-constitutionnelle, telle la convocation d’une Assemblée constituante. Se mêlent ainsi des appréciations de conjoncture, des considérations politiques et des expertises de type juridique. On tentera ici de les démêler et d’en évaluer la portée.

1 – Crise politique et crise de régime.

La notion de crise politique mériterait un traitement en soi. On mentionnera pour mémoire l’œuvre toute entière de Daniel Bensaïd qui peut être lue à travers ce prisme de la politique et de sa crise (2). Savoir ce qui est en crise est une préoccupation fondatrice qui part d’une distinction de la crise politique de celle du mode de production ou d’une formation sociale. Non seulement elle ne peut pas être déduite de ces dernières mais elle occupe une place stratégique avec une temporalité propre : « La leçon corrélative est que la richesse du politique brouille les cartes, sa complexité fait que le déclenchement ou le prétexte de la crise ne surviennent pas toujours – et presque jamais – où on les attendait « logiquement ». C’est pourquoi le parti, armé de la compréhension du politique, doit rester vigilant à l’ensemble de l’horizon social (…).Ces détours, ces surgissements soudains, inattendus, qui peuvent prendre au dépourvu y compris l’organisation révolutionnaire victime de ses œillères, de ses préjugés et de ses dogmes, constitue bien le propre du politique où la crise révolutionnaire fraie lentement une voie pour faire surface où nul ne la prévoyait  » (3) . On sait combien cette vision précoce d’une instance propre à la politique stratégisée par la lutte des partis d’où émerge un parti de la crise, est restée constante dans l’importante production de D. Bensaïd, jusque dans ses derniers écrits (4)où il traite de l’élargissement des espaces stratégiques sans céder aux tentations de changer le monde sans prendre le pouvoir. Le pouvoir justement doit faire l’objet d’un traitement spécifique tant il a connu des transformations essentielles au fil (et au terme ?) d’une histoire qui a sa propre rationalité. La modernisation de la démocratie y est un fil rouge qui a consolidé les enjeux singuliers qui s’y construisent. La question démocratique est à la fois une partie et un tout de la question sociale.
Voilà pourquoi les différentes catégories de crises doivent être soigneusement distinguées. Or la littérature spécialisée en sciences sociales est généralement pauvre en examen de ces sujets.
Pour s’en tenir à ce qu’il y a de plus fécond en science politique (5), la notion de crise renvoi aux modes et rythmes de mobilisation et de contestation des autorités, ce qui couvre un large spectre allant de l’émeute à la révolution en passant par un mouvement social. La crise est alors un moment de mise en cause de la légitimité des gouvernants et donc un révélateur de leur vulnérabilité. Elle est donc l’occasion de l’élaboration de tactiques et de stratégies qui modifient plus ou moins profondément le comportement des acteurs selon leurs capacités respectives à nouer des alliances et à offrir des perspectives liées à la résolution de la crise politique. La part de la contingence, du hasard, de l’événement imprévu est une dimension essentielle de cette résolution ce qui devrait limiter l’importance du calcul stratégique qui est le plus souvent traité de manière spécialisée (depuis les modèles systémiques de l’action publique jusqu’au marché des sondages). La crise politique est donc productrice d’une tension qui n’autorise pas pour autant les dramatisations auxquelles elle donne souvent lieu sans bénéfice d’inventaire.
En effet elle peut se décliner sur plusieurs registres : crise gouvernementale quand l’Exécutif est amené à se recomposer (et/ou à démissionner pour ce faire) ; crise de la représentation quand les pratiques et les institutions de type parlementaires sont remises en cause ; crise de l’Etat quand ses appareils sont paralysées en tout ou partie ; crise internationale quand les modes de régulation diplomatiques sont impuissants pour juguler des affrontements économiques ou militaires. La crise de régime peut procéder des précédentes mais elle exige que soit défait le consensus politique établi sur les processus constitutionnels et ses institutions.
Le moins qu’on puisse dire est que ces distinctions simples sont le plus souvent brouillées dans le traitement des évènements ou même les analyses savantes de ce que l’on qualifie généralement de « crise de régime ». C’est le cas tout particulièrement en France alors que dans des pays voisins comme l’Espagne le débat y semble d’une autre qualité.

2 – Deux traitements de la « crise de régime »

On s’en tiendra à la confrontation entre la manière dont le sujet est abordé par Podemos pour fonder son action politique et la production journalistique, partisane ou savante, occasionnée par la transformation du gouvernement Valls à la fin du mois d’août 2014. Cet exercice a pour intérêt de voir comment le traitement de la notion de « crise de régime » peut avoir des effets très différents dans la société en général et la conscience qu’y gagnent les citoyens profanes. Cette construction d’une opinion publique avertie de la crise peut être essentielle dans les manières d’affronter les situations conflictuelles dans les institutions.

En Espagne, Podemos est moins un parti qu’un projet radicalement nouveau, celui de convertir l’indignation en changement politique(6) . Il s’incarne dans un manifeste publié le 14 janvier 2014 pour lancer la campagne des élections européennes cinq mois plus tard ; des élections qui verront le succès inattendu de la formation avec cinq députés élus au Parlement européen. L’objectif n’est pas de créer un parti au sens traditionnel mais de « lancer un mouvement politique qui prolonge le mouvement social » comme le dira Juan Carlos Monedero, son principal théoricien (7) . La réflexion est centrée sur la transition, la mémoire, les droits de l’Homme, rapportée à l’expérience latino-américaine de ces dernières années. La notion de « crise de régime » synthétise ces analyses. Elle est fondée sur quatre critères (8) : le discrédit de l’institution monarchique, élément crucial de la continuité institutionnelle du franquisme à aujourd’hui ; la corruption des partis du régime comme « nouvelle façon de gouverner » au centre comme à la périphérie ; la ruine des citoyens tant matérielle (due à la conversion de la dette privée en dette publique) que morale vu la dérive des élites ; l’impunité de « la caste » gouvernante mêlant les dirigeants locaux et nationaux des deux partis de gouvernement, le PP et le PSOE (avec parfois ses épigones syndicaux).

Cette vision conduit à valoriser un clivage haut-bas plutôt que gauche-droite et à favoriser pour les élections, des «  candidatures pour la réappropriation de la souveraineté populaire : c’est la citoyenneté qui doit décider, pas la minorité égoïste qui nous a mené ici  ». « La caste » devient le terme générique des élites gouvernant le pays ainsi que les « Autonomies ». C’est sans doute une catégorie réductrice (explicitement inspirée de Negri et Hardt) sous-estimant l’importance des inégalités de classe et de genre, ce qui aura un coût analytique, politique (et peut-être électoral aux élections législative de décembre 2015). Mais elle excède le cadre opératoire de la définition de la crise du régime où une place est faite à la culture du coup d’Etat de la bourgeoisie espagnole. Pour Iglesias, « ce qui est déterminant, ce sont les résultats en matière de constitutionnalisation des pouvoirs qui peuvent se sentir remis en cause. Les coups d’Etat sont l’expression de pouvoirs latents qui manifestent leur volonté de se rendre visibles et incontournables (…) Aujourd’hui les hommes de pouvoir commencent à se défier, tout comme autrefois, de leur propre système politique  » (9) . Il voit donc un lien historique propre à l’Espagne entre les coups du 18 juillet 1936, du 23 février 1981 et de l’appel à l’union nationale lancé le 29 juillet 2012 par El Païs. Cet appel est fait à la fois pour couvrir la réforme constitutionnelle négociée par le PSOE et le PP au cours de l’été 2011 transférant le pouvoir aux autorités européennes, et la volonté de voir les partis de gouvernement passer un pacte pour conserver le contrôle des institutions.
L’objectif de Podemos est donc limité à la mise en crise de ce régime en fonction des facteurs structurants celle-ci. Il s’agit de gagner les élections («  ce qui n’est pas gagner le pouvoir »), de se doter d’une base électorale et de cadres solides. La conscience de la difficulté de gouverner, de la personnalisation excessive ainsi que « des avantages et limites des systèmes parlementaires par rapport aux systèmes présidentialistes » est omniprésente et explicite. L’analyse de la crise de régime est donc bien un élément central de la définition du projet politique de Podemos au moment de sa définition et de son lancement. Elle n’est pas pour rien dans sa première réussite électorale.

En France les mêmes mots ne semblent pas avoir la même signification comme si la « culture » bonapartiste de la V° République avait anesthésié toute pensée politique de la crise. Pour exemple, on s’en tiendra ici à la séquence ouverte par la révocation de trois ministres (Aurélie Filipetti, Benoit Hamon, Arnaud Montebourg) et la démission du gouvernement Valls aussitôt recomposé, le 26 août 2014. La presse ( Le Figaro et Libération en pleine Une) titre sur «  Une crise de régime". Le Monde consacre un long article signé de Gérard Courtois le 11 septembre intitulé : « Crise de régime ? Régime en crise ». Des hommes politiques comme François Bayrou, président du Modem, se demandent si « la France n’est pas loin de la crise de régime » et le député UMP Henri Guaino , « si nous n’allons pas vers une crise de régime ». Jean-Christophe Cambadélis, premier secrétaire du PS accuse Nicolas Sarkozy de « jouer la crise de régime ». D’autres comme Jacques Attali, fidèle à sa traditionnelle posture divinatoire s’était déjà interrogé (dans L’Express du 21 avril 2014) : «  Une crise de régime. Quand ? ». L’analyse se concentre sur l’hypothèse d’un refus de voter les plans, budgets ou mesures d’économies par une majorité de députés entrainés par la cinquantaine de « frondeurs » déjà partis en guerre contre la politique gouvernementale d’austérité. Il s’agirait donc d’une crise gouvernementale menaçant la poursuite de la politique néo-libérale du gouvernement socialiste ce qui suffisait à nourrir la dramatisation éditoriale ou rhétorique. Pourtant la crise tant redoutée demeurait bien improbable dans le cadre du « parlementarisme rationnalisé » de la V° République. Celle-ci ne semblait en rien atteinte dans ses fondements ; ce que dirent, souvent pour s’en réjouir, en s’en tenant à une stricte ingénierie juridique, la plupart des constitutionnalistes : «  Le système de la V° République présente sans doute certains défauts, mais il organise de manière parfaite la continuité de l’Etat (10) » . Ce qui revient à évacuer pour le coup toute hypothèse et possibilité de crise quelconque.
Il faut donc lire autrement cette séquence en mobilisant tous les éléments, organiques et de conjoncture, concourant à éclairer la notion même de crise. La démission du gouvernement présentée par Manuel Valls se situe dans le cadre strict du fonctionnement des institutions du régime. Celui-ci ne fait que démontrer sa nature intrinsèque, celle d’un pouvoir centralisé et concentré dans un Exécutif dualiste certes (avec un Président et un Premier ministre) mais qui ne s’équilibre pas et envahit tous les autres, le Parlement en particulier. La crise ministérielle (le départ annoncé des trois ministres) trouve sa source dans une crise politique précise : la rupture de l’accord passé par les démissionnaires-révoqués avec Manuel Valls en avril 2014 lors la formation d’un nouveau gouvernement. Cet accord reposait sur un élément essentiel du point de vue institutionnel : la construction d’un rapport de forces au sein de l’Exécutif vis-à-vis du président de la République (sur le double registre de la politique européenne et de l’aménagement du « pacte de responsabilité »). Sur le fond, Manuel Valls n’a pas tenu les promesses de cet accord ; sur la forme il s’est rangé bien vite du côté du président de la République : c’est la confirmation que l’existence du Premier ministre dépend organiquement du Président et non de la majorité parlementaire sauf en période de cohabitation. Comme on le sait, la forme tient souvent le fond et nous y sommes, une fois de plus : la dualité de l’Exécutif est un leurre ; le présidentialisme est la vérité de ce régime. Il est incompatible avec une culture de la délibération et du débat public. Il est illusoire de vouloir le réformer par une pratique volontariste un tant soit peu démocratique du sommet de l’Etat, là où réside sa vérité. C’est la première leçon à tirer de l’échec à y parvenir d’Aurélie Filipetti, Benoit Hamon et Arnaud Montebourg malgré le pacte avec Manuel Valls.
Restait le problème de la variable parlementaire du régime. Les questions se concentrent sur le périmètre de la majorité présidentielle à l’Assemblée nationale et donc sur l’attitude des députés socialistes "frondeurs" jusqu’à la crise gouvernementale, potentiellement dissidents ensuite. Mais ici encore, l’arsenal disciplinaire de l’Exécutif contre sa majorité est considérable. Si bien que la dissolution a été souvent évoquée comme la seule issue démocratique à la crise rampante à l’Assemblée. Sauf que cette procédure est de bout en bout une prérogative exclusive du Président de la République (art.12 de la Constitution). Il peut donc en user dans une perspective politique à laquelle François Hollande doit penser en anticipant les calculs de ses alliés et adversaires : par exemple provoquer une cohabitation à quelques encablures de l’élection de 2017. C’est lui qui a aussi la compétence exclusive du choix du Premier ministre (art. 8). Les menaces de grève de la fonction par certains leaders de l’UMP font sourire : le vivier des candidats du centre-droit au centre gauche est un océan où François Hollande n’aurait que l’embarras du choix. Il peut imaginer ainsi une présidentielle où sa candidature finirait par s’imposer par défaut et quasi institutionnellement contre celle de Marine Le Pen au deuxième tour pour escompter un 21 avril à l’envers. La dissolution n’est donc pas l’issue démocratique que l’on croit. Là non plus, le régime ne peut s’auto-réformer. En réalité seule une représentation proportionnelle dans une Assemblée nationale en tout ou partie, permettrait, comme dans presque tous les régimes existants en Europe, de trouver une issue partiellement démocratique avec une nouvelle majorité gouvernementale assumant ses orientations politiques d’ici la fin du quinquennat. C’est la deuxième leçon de cette crise.

Le régime de la V° République est donc irréformable mais est-il pour autant gros d’une crise ? Celle-ci supposerait que les institutions soient à la fois remises en cause par une fraction significative du personnel politique des partis de gouvernement et aussi par un mouvement de contestation des autorités de quelque nature que ce soit. Il n’est certainement pas à exclure que ces deux conditions se croisent d’ici 2017 mais ce n’était pas du tout le cas à la fin de l’été 2014. Pour l’instant la dissidence s’exprime par l’abstention grandissante dans les élections. Comment concevoir alors les conditions et les moyens d’une nouvelle République et à partir de quels objectifs ?

3 – Révolution démocratique et constitutionnalisation.

Le changement de République ne saurait tenir à une révision constitutionnelle pas plus qu’à un mouvement social. La notion de Constitution correspond à l’expression d’un rapport particulier entre les différents pouvoirs et à la rationalisation des buts politiques poursuivis par ceux qui l’écrivent et l’adoptent. Il y a donc un « moment constitutionnel » à concevoir dans toute révolution démocratique. La recherche de la démocratie la plus large est le but de cette réorganisation du pouvoir. Les modalités de l’effectuation de celle-ci sont multiples mais doivent s’articuler avec les facteurs de mise en crise du régime.

Il faut d’abord penser globalement le changement de l’architecture constitutionnelle dès lors quelle est un obstacle à l’expansion de la démocratie ce qui est bien le cas du régime défini en 1958. Au-delà de la France, c’est l’ensemble de l’héritage constitutionnel des Lumières qui semble remis en question : des modes de représentation jusqu’à la légitimation des gouvernants, en passant par la définition de la volonté générale. Pourtant le concept de Constitution en tant que tel résiste remarquablement bien. Il est le cadre à peu près universel dans lequel sont imaginés les rapports entre les citoyens et le(s) pouvoir(s). Partant de là, on peut réfléchir aux rapports entre institutions et démocratie, puis aux modalités d’un changement constitutionnel compatibles avec d’autres changements économiques, sociaux, culturels.
Il y a une raison historique à cette résilience : la notion de Constitution vient du plus profond de l’Europe moderne, de ce mouvement des villes où des assemblées de marchands et de banquiers arrachent aux rois, des chartes et des franchises. Elle vient de ces théologiens qui, dès le XIV° siècle inventent la théorie du « pacte de gouvernement » où l’autorité se fonde sur un contrat entre le prince et ses sujets. Elle vient de la Réforme protestante qui, en prônant une morale conforme au christianisme des origines contre l’Eglise instituée, favorise le contrôle du pouvoir religieux ou séculier par l’exercice du libre-arbitre. C’est là le germe d’un autogouvernement possible de la société qui va donner naissance au premier constitutionnalisme et au parlementarisme. Cette histoire longue explique l’enracinement et la résistance de la notion qui a connu beaucoup de mutations : du contrat entre les citoyens et l’Etat (la définition de droits civils) que fixèrent les premiers textes des révolutions bourgeoises, on est passé à l’énoncé de droits politiques, sociaux, culturels. Ainsi la notion de Constitution semble capable de protéger de nouveaux droits fondamentaux et d’accueillir de nouvelles organisations du pouvoir. Sa plasticité permet de penser globalement le rapport entre particulier et universel. En France, cela s’est cristallisé dans la figure de la République.
Aujourd’hui, certains défendent l’idée d’une « démocratie sans demos » (11) et le renoncement à l’espoir d’un « gouvernement du peuple par le peuple » (12) , un mythe qui ferait écran à l’aménagement des rapports dominants-dominés. Le peuple se dissoudrait dans la modernité marchande ; et la revendication de « droits égaux », non-politiques, se suffirait à elle-même (comme on l’a vu dans le « mouvement des places » Tahrir, Taksim…). Sans ouvrir ici le débat au fond, on renverra à d’autres auteurs qui accordent eux, une importance décisive aux institutions et procédures démocratiques repérables dans la longue histoire du « républicanisme » (13) : dans sa trajectoire, la République s’entend comme la constitution d’un régime de contrôle populaire du gouvernement. Elle fixe un droit de la séparation et du partage du pouvoir, base d’institutions indépendantes (dont la liste peut s’allonger sans cesse, jusqu’aux jurys-citoyens par exemple) où se forge une conception singulière de la liberté comme non-domination inassimilable aux conceptions libérales de la liberté. Cette appréciation de la valeur contemporaine de la Constitution doit nous amener à réfléchir aux nouveaux principes généraux qu’il conviendrait d’intégrer à ses Préambules. Par exemple, les fondements d’un droit du « commun » (14) ; ou encore les droits susceptibles d’encadrer ou contrebalancer « le technopouvoir » produit par les entreprises de technologies numériques et de traitement des données dont les innovations déterminent de plus en plus la forme de nos sociétés (15). Sous couvert d’open-data ou d’économie du partage, elles contribuent à une « servicisation » des conditions de vie (la santé, l’éducation…). L’énonciation de droits et liberté numériques respectant l’intégrité de la personne humaine, le caractère public des biens communs numériques, le principe absolu de la délibération à leur sujet, est de nature à impliquer la société de bas en haut. L’assimilation locale et générale de ces nouveaux principes et droits fondamentaux est un travail qui intéresse le rapport entre institutions et démocratie.
Concernant ce rapport, le champ sémantique est encombré de dénominations prétendant inventer de nouvelles définitions de la démocratie : « démocratie continue » (16) , « démocratie gouvernante » (17) , « démocratie post-étatique » (18). Ces innovations épistémologiques ignorent le plus souvent l’histoire d’une pensée de modernisation de la démocratie au sein même du mouvement ouvrier. Ainsi dés les années 1920, les austro-marxistes réfléchissaient à la « démocratie mixte » en s’inspirant des pratiques sociales de Vienne la Rouge (19). Depuis l’entrée en crise du parlementarisme, soit après la guerre de 1914, la volonté de corriger le « légicentrisme » des systèmes représentatifs est restée constante. Elle trouve une certaine échappée aujourd’hui dans la « démocratie procédurale » (20) : elle met l’accent sur le fait que le processus mis en œuvre pour construire et aboutir à une décision est plus important que la décision elle-même. Elle érige en principe la délibération pour laquelle les dispositifs juridiques jouent un rôle essentiel dès lors qu’ils facilitent la participation des citoyens et l’adoption de choix collectifs.
Quoiqu’il en soit de ces théorisations, l’institutionnalisation d’une démocratie délibérative est devenu un enjeu majeur pour garantir la libre détermination des citoyens tant par rapport à l’Etat qu’à la volonté des élus d’incarner, seuls et avec l’aide des experts, l’intérêt général. Il importe d’intégrer dans le champ de cette institutionnalisation toutes les ressources, toutes les procédures la favorisant. La révolution cybernétique-numérique donne à tous les citoyens la possibilité d’être informés et savants, autant ou plus que les représentants élus ; à condition de ne pas rester isolé dans les réseaux de l’information et de l’interactivité. Tous les moyens sont donc opportuns pour favoriser la formalisation de cette démocratie participative directe : du tirage au sort aux conférences de consensus et jurys citoyens ; y compris le référendum pourtant décrié pour ses effets plébiscitaires, schématisants, acclamatoires (21) . Son usage dans des mouvements populaires récents en Islande, Tunisie, Grèce (sans oublier celui de 2005 en France) doit nourrir la réflexion sur son nécessaire perfectionnement démocratique : initiative populaire réelle, pluralité des questions posées, effet abrogatif… Dans tous les cas, la procédure référendaire peut être un facteur de politisation de masse et de dévoilement du pouvoir abusif des gouvernants. La défense des moindres processus référendaires est donc un enjeu (alors même qu’en France le Parlement vient de discrètement supprimer le droit reconnu aux citoyens par une loi du 16 décembre 2010 de permettre la consultation des électeurs dans la modification des limites territoriales et administratives des collectivités locales). Ces exemples démontrent que le rapport entre institutions et démocratie peut et doit trouver des circuits courts, ne négliger aucun détail, raffiner les propositions à formuler en droit. C’est un considérable travail politique qui doit accompagner l’appel à changer de régime.

4. Sur les modalités d’un changement de République.

On ne s’attardera pas ici à démontrer en quoi le présidentialisme de la V° République est un obstacle majeur à toute avancée démocratique. Le fait que toute la gauche s’y soit inégalement ralliée (le Parti socialiste avec un zèle inégalé sous la présidence Hollande) aggrave le problème (22). Comme on l’a vu, il n’y a pas de crise de régime en ce sens que la Constitution protège une pratique oligarchique du pouvoir, mais il y a une crise politique qui met celle-ci en question.
Il y a donc une certaine urgence à imaginer toutes les voies possibles de sortie du régime autoritaire et anachronique qui, depuis 1958 distille en France une culture césariste du chef et inhibe les mouvements sociaux. Pour ce faire, il serait vain de compter sur la seule force attractive de propositions démocratiques et populaires. Il faut aussi compter avec la force de résistance des partis dits de gouvernement accrochés à la défense d’un régime devenu une condition de leur survie. Il y a donc matière à aborder de front la question politique et constitutionnelle du changement de République en tant que tel.
Ces derniers temps, le débat s’est orienté vers la revendication d’une Assemblée constituante comme la meilleure voie possible vers une 6° République qu’un nombre croissant de formations et partis appelle de leur voeux. Dans ce contexte, l’appel de Jean-Luc Mélenchon lancé en août 2014 occupe une place à part dans la mesure où il s’agit de créer un « Mouvement pour une 6° République » à partir d’une pétition demandant l’élection d’une assemblée constituante (signée par 100884 personnes au 30 octobre 2015). Ce mouvement vise à installer la revendication d’une 6° République de manière permanente dans le débat politique français, après qu’il ait été un thème central de la campagne du candidat Mélenchon aux élections présidentielles de 2012. Cinquante personnalités ont donc appelé à créer un « Comité d’initiatives pour la transformation des institutions, pour un mouvement national pour la 6° République ». Pour le rejoindre, il faut signer la pétition pour la Constituante : être pour une République nouvelle exige donc d’être pour la procédure de la Constituante qui est un préalable. Le recours à une telle assemblée fait certes partie de la tradition révolutionnaire française et a produit ses effets à plusieurs reprises dans notre histoire constitutionnelle. Il aurait pu servir de référence aux soi-disant constituants européens en 2005. Mais il ne va pas de soi et s’inscrit dans le débat canonique (depuis Sieyes) sur la dialectique entre pouvoir instituant et pouvoir constituant (dont Antonio Negri soutient que celui-ci est dépassé). Disons que la nature d’une telle assemblée soulève aujourd’hui des problèmes qui ne sont pas résolus par le fait qu’elle serait composée de citoyens n’ayant jamais exercé de mandat électifs et tirés au sort (proposition du Mouvement pour une 6° République). En toute hypothèse, la voie de la Constituante apparaît comme difficilement praticable dans le contexte où nous sommes et ce pour deux raisons au moins.
 D’abord la convocation d’une assemblée constituante suppose, selon Jean Luc Mélenchon « un mouvement populaire et qu’existe une force populaire suffisamment structurée et consciente » (23) . La question des modalités précises de sa convocation reste donc entière d’autant plus que la Constitution de la V° République permet d’imaginer diverses voies de révision et de changement de régime. Le débat sur ce point essentiel doit donc rester ouvert. La fétichisation d’une assemblée constituante comme unique voie de passage à une 6° République risque de limiter les opportunités de changement de régime.
 Ensuite les propositions de Jean Luc Mélenchon ont d’ores et déjà lié le texte de la nouvelle constitution à l’adoption de mesures normatives (la brevetabilité du vivant, le droit à l’avortement mais aussi la « propriété privée simple droit d’usage ») au motif que « c’est l’inscription dans la constitution qui fixera (les droits du temps long) comme une règle commune opposable aux aléas des majorités et des circonstances au nom de l’intérêt général humain. » (24) . Le risque est d’introduire ainsi une confusion entre les principes généraux du préambule de la Constitution de la 6° République (qui doivent être étendus comme on l’a dit) et le domaine de la loi relevant de majorités législatives différentes. La Constitution de la 6° République doit être un code démocratique pour la société et non un programme de gauche fixé une fois pour toutes. Il y aurait quelque danger pour les futurs mouvements sociaux à l’absolutiser ainsi. D’autres sujets comme le référendum révocatoire (du mandat des parlementaires comme du président de la République) nécessitent également une discussion au fond ; de même la nature du futur régime (parlementaire et primo-ministériel) ou la place du tirage au sort dans les instances de la future République. Ne pas en débattre pour en laisser le soin à une assemblée vierge de toute contamination par l’ancien régime serait gros de déconvenues et déceptions à venir.
Enfin la Constitution en vigueur a prévu des procédures de révision de son texte qui s’ouvrent sur le référendum. Certes le texte réservé à cet effet (l’article 89) apparaît comme impraticable. Mais celui, amendé et élargi de l’article 11 autorise une transition qui ne manque pas d’intérêt démocratique. A condition qu’un ou une candidate à l’élection présidentielle et la majorité de l’Assemblée nationale élue, par hypothèse dans la foulée le veuillent (qu’ils aient donc proposé quelques principes de refondation de la République dans leur campagne et donc aient reçu ainsi un mandat constituant), il est possible d’ouvrir un processus de changement en prise sur la société : un premier référendum est organisé sur les grandes lignes d’une réforme de la Constitution ; l’Assemblée nationale devient constituante pour un temps limité (trois à six mois) et une partie de son ordre du jour hebdomadaire (les débats sont retransmis en direct sur la chaîne parlementaire) ; un Forum consultatif constitutionnel est mis en place sous l’autorité du Garde des Sceaux pour l’organisation d’un débat public : un comité d’une cinquantaine de représentants de l’Exécutif, de juristes, de citoyens tirés au sort, de responsables d’associations spécialisées sur les questions démocratiques suit et arbitre le débat ouvert sur Internet ; une synthèse de ces propositions (du Forum et de l’Assemblée nationale) est adoptée par l’Assemblée ; un second référendum ratifie le texte.
Cette modalité de révision ne présuppose aucun drame ni guerre civile puisqu’elle combine le droit existant, la volonté des élus au suffrage universel direct, la concertation avec les citoyens et leur vote. C’est une démarche démocratique pragmatique qui met à la portée du plus grand nombre le changement de République. .Au lieu de cela, la Constituante apparaît comme improbable dans sa convocation, excessivement solennelle dans sa réunion, exagérément optimiste quant à ses effets en particulier démocratiques.

Il y a donc bien un vaste espace pour un débat politique nourri d’expériences étrangères contemporaines (celles du Portugal, de l’Islande, de la Tunisie…) et rassemblant les différents éléments de la crise générale du système. Ce débat devrait renouer avec la mémoire de « la politique comme art stratégique », condition nécessaire pour penser la démocratisation du pouvoir politique de ce siècle.

Paul Allies

1. Jacob Kirkegaard. Pourquoi la France a besoin d’une réforme politique. Washington. Peterson Institute. Note publiée sur mon Blog « Une autre République est possible » - Mediapart. 18 novembre 2014
2. Daniel Bensaïd. La politique comme art stratégique. Préface A. Artous. Paris, Syllepse, 2011
3. Daniel Bensaïd. La notion de crise révolutionnaire chez Lénine. Mémoire de maitrise, 1968
Consultable sur le site danielbensaid.org
4. En particulier : Daniel Bensaïd. Eloge de la politique profane. Paris, Albin Michel. 2008.
5. Par exemple : Michel Dobry. Sociologie des crises politiques. Paris, Presses de Science Po. 1992
6. Héloïse Nez. Podemos, de l’indignation aux élections. Paris. Les Petits Matins. 2015
7. Carolina Bescansa, Íñigo Errejón, Pablo Iglesias et Juan Carlos Monedero, sous la direction de Ana Domínguez et Luis Giménez. PODEMOS, Sûr que nous pouvons ! . Montpellier, Indigènes. 2015
8. Pablo Iglesias. La démocratie face à Wall Street. Paris, Les Arènes. 2015
9. ibidem, p.209
10. Didier Maus. « Remaniement : crise politique ou crise de régime ? ». huffingtonpost.fr – 27 août 2014.
11. Catherine Colliot-Thélène. La démocratie sans demos. Paris, PUF. 2011
12. Michael Hardt, Antonio Negri. Multitude. Guerre et démocratie à l’âge de l’Empire. Paris, La Découverte. 2004
13. Philip Pettit. Républicanisme. Une théorie de la liberté et du gouvernement. Paris, Gallimard. 2004
14. Pierre Dardot, Christian Laval. Commun. Essai sur la révolution au XXI° Siècle. Paris, La Découverte. 2015
15. Eric Sadin. La vie algorithmique. Critique de la raison numérique. Paris, L’Echappée. 2015
16. Dominique Rousseau. Radicaliser la démocratie. Propositions pour une refondation. Paris, Le Seuil. 2015
17. Pierre Rosanvallon. Le bon gouvernement. Paris, Le Seuil. 2015
18. Daniel Innerarity. La démocratie sans l’Etat. Paris, Climats. 2006
19. Max Adler, Démo¬cra¬tie et conseils ouvriers, Paris, Mas¬pero. 1967. Démo¬cra¬tie poli¬tique et démo¬cra¬tie sociale. Bruxelles, L’Eglantine.1930. Réim¬primé en fac-similé, Paris, Anthro¬pos . 1970
20. Jurgen Habermas. Entre naturalisme et religion, Les défis de la démocratie. Paris Gallimard. 2008
21. D. Rousseau, op. cit. p. 123 et s.
22. Paul Alliès. Le grand renoncement. Paris, Textuel. 2006
23. Le Monde, 19 septembre 2014
24. Ibid.

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