L’affaire peut paraître entendue. Vingt ans après les débuts de la circulation de cette notion, on commence à voir ce que recouvre l’idée de gouvernance. Son appel à la flexibilité, c’est la sous-traitance au privé. Son efficacité, c’est la mise en concurrence et l’évaluation permanente. Oui, mais n’est-ce vraiment que cela ?
Le terme désigne aussi des formes de pilotage des organisations. A la conférence Rio+20, on réclamait cette année « une nouvelle gouvernance du développement durable » nourrie par une forte participation des citoyens. Hier, on célébrait la gouvernance d’une Troisième voie, de type New Public Management. Demain, est-ce que ce sera le tour d’une gouvernance de l’austérité, dans le cadre du Traité européen de stabilité ?
La gouvernance sert de label à toutes les effervescences d’aujourd’hui. La crise financière et monétaire fait rêver certains d’une « nécessaire gouvernance des marchés ». Des instruments de gouvernance sont invoqués à tous les sommets mondiaux, même dans les enceintes du FMI et de l’OCDE. Les procès radicaux à la finance et les discours mollement réformateurs se font donc écho. Par ailleurs, sur un registre très différent, l’appel à une gouvernance plus démocratique résonne tout aussi fort. Car la crise financière est devenue une crise sociale et politique. Les Altermondialistes et les rassemblements d’Indignés sur les places publiques s’enflamment contre les Bourses et ils veulent expérimenter une gouvernance plus « participative », avec des délibérations à la base.
Bien d’autres défis de gouvernance sont aujourd’hui à l’affiche. On déclare que la gouvernance européenne fait question, surtout depuis que l’UE qui s’est dotée d’une monnaie. La gouvernance budgétaire de l’Europe est à l’ordre du jour. Mais elle relègue à l’arrière-plan les grandes ambitions citoyennes affichées dans le Livre Blanc de 2001.
La gouvernance prétend parler à la fois d’efficacité managériale et d’avancées démocratiques. Mais peut-on raisonner de la même façon avec les banquiers et les Indignés ?
Pour démêler les significations ambiguës de la gouvernance, il faut revenir à sa « découverte » dans les années 1990.
C’est une décennie de croissance mais aussi de grandes incertitudes. Incertitudes avec la fin de la guerre froide, la chute du Mur de Berlin et la décomposition de l’URSS. Les interrogations sur le futur de « l’ordre mondial » ont été redoublées par les secousses provoquées par le néo-libéralisme. L’Etat social et le modèle keynésien commençaient d’être remis en cause. Ces grandes transformations ont été accompagnées par d’autres évolutions toutes aussi lourdes d’incertitudes. Au plan international, c’est la « mise en crise » de l’aide au développement et, dans les années 1990, on s’inquiète de nouvelles voies à trouver pour l’aide internationale aux pays pauvres. Autre évolution-clé, une dynamique de régionalisations et de décentralisations, en particulier en Europe. Que vont devenir les modèles classiques de l’efficacité étatique et les fonctionnalités des services publics nationaux, issues du XIXe siècle ?
En réponse à ces incertitudes va naître l’idée de gouvernance. Dans divers mondes, l’entreprise, l’administration, les associations, on recourt à ce terme sympathique, en l’associant à des objectifs nouveaux de co-opération, de coordination, de co-production… Tout en voulant, d’un côté, plus de démocratie et, de l’autre, plus de management. Mais est-ce compatible ?
Les figures initiales, la « bonne gouvernance » de l’aide internationale, les espoirs d’une gouvernance européenne, les bricolages de gouvernances locales, ont tenté d’apporter les premières réponses.
– Dans la galaxie des organisations internationales, on confond souvent les très puissantes agences de l’ordre économique, FMI et Banque mondiale. Mais cette dernière se distingue : elle ne fait pas que des prêts, elle produit aussi un discours public sur les façons de gouverner. Et sa doctrine de la good
governance n’échappe pas à la schizophrénie. D’un côté, délégation au privé, concurrence des projets, évaluation des résultats en termes de marché ; et de l’autre, transparence citoyenne et participation égalitaire habitants à la définition de leurs besoins.
– Autre échelle de gouvernance largement commentée, celle des grandes régions économiques. Au premier rang, l’Union européenne, même si elle est aujourd’hui dans la tourmente financière. Elle cherche une nouvelle intégration budgétaire, qui protègerait des spéculations et assurerait un meilleur équilibre économique. Cela rejoint les objectifs de performance, d’efficacité et de public management de l’Union européenne. Mais depuis 2001 dans le « Livre Blanc sur la gouvernance européenne » apparaît également une priorité tout autre : développer des débats publics citoyens, intensifier la participation des habitants aux décisions techniques de l’UE. Or tout cela s’avèrera peu conciliable.
– Dernière échelle, celle des politiques locales. Les décentralisations récentes en Europe ont multiplié les niveaux de responsabilités. On invoquera alors une gouvernance distribuée qui nécessite beaucoup de nouvelles compétences gestionnaires et d’expertise technicienne. Mais en même temps, les politiques urbaines et locales se voudraient plus participatives, travaillant par « petites » normes, projets partagés, coopérations à la base. Dans les faits, l’expansion contemporaine de l’expertise gestionnaire et la volonté de proximité citoyenne de décision se contredisent largement.
Au total, la gouvernance apparaît donc comme un Janus aux deux faces contradictoires. D’une part, l’égalité démocratique ; de l’autre, une prescription de la concurrence. C’est le grand écart. Du coup, la gouvernance n’est-elle qu’une incantation, voire une manipulation ?
En référence aux trois étapes fondamentales de l’exercice démocratique, les limites de la gouvernance s’avèrent multiples. La délibération publique, d’abord, s’y réduit à les forums ponctuels au détriment des assemblées élues, tout en laissant de côté les populations les plus marginalisées. Au stade de la décision, ensuite, les critères d’efficacité se restreignent aux principes du new public management rivés à l’esprit néo libéral. L’évaluation de l’action publique, enfin, y est surtout remise aux arbitrages des hauts fonctionnaires, bureaux d’études, experts variés, tout cela au nom de la compétence requise.
Comment peut-on critiquer quelque chose d’aussi légitime que l’efficacité, objectera-t-on ? Tout dépend de la définition …
Dans le monde de la gouvernance, notre enquête révèle qu’il s’agit surtout d’efficience qui renvoie au « résultat » chiffré, lui-même indexé sur le un coût financier. Les principes politiques s’effacent ainsi derrière la gestion comptable.
Le plus inquiétant est ailleurs, dans le couplage de cette approche étriquée des « résultats » des politiques publiques avec le principe d’accountability. Pourtant, obliger les décideurs à « rendre compte » n’est-il pas un grand progrès pour le citoyen ? Sauf que ces comptes-rendus sont à destination de multiples collectifs d’usagers, d’habitants, ou encore de groupes de consommateurs, rassemblements de publics auto-institués ou de leaders filtrés dans les procédures de concertation. On cultive ainsi une consultation d’intérêts restreints, renfermée sur des délibérations fragmentaires.
Aujourd’hui, avec un recul qu’offre le temps, beaucoup d’analyses sont moins naïves. Mais la gouvernance reste un mot valise, qui ne prétend plus désigner une rupture avec l’idée de gouvernement mais qui habille un vaste ensemble de coopérations, prétendument plus flexibles et moins pyramidales. Cela reste descriptif, et sans analyser le double visage, libéral prescriptif et social participatif, de la gouvernance. La gouvernance cherche à combler le vide qu’a produit la fin des grands récits politiques des XIXe et XXe siècles, libéralisme, capitalisme, socialisme et communisme. Mais c’est un idéal au petit pied, car pour gérer les contradictions qui la traverse, la gouvernance n’est qu’un assemblage de compromis et de micro-consensus sans volonté collective.
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