C’était une vieille peur, souvent invoquée depuis la Révolution française : celle du gouvernement des juges. Autrement dit voir s’ériger des magistrats en créateurs du droit, alors qu’ils ne doivent être que "la bouche de la loi".
Cette peur a trouvé un nouveau fondement avec la promotion des cours constitutionnelles et autres juridictions suprêmes. La Cour des Comptes est une de celles-ci. Elle n’en finit pas d’alimenter les craintes de la voir s’ériger silencieusement en pouvoir post-démocratique.
Elle vient d’en donner l’occasion avec la publication de son rapport (voir ici l’article de Martine Orange) dans lequel elle fustige les gabegies de la République (ce qui est une antique tradition) mais aussi énonce une véritable doctrine néo-libérale sur la dépense publique.
La Constitution révisée en 2008 lui a consacré un article à titre principal (le 47-2).
Elle y a gagné une mission première, celle d’"assister le Parlement dans le contrôle de l’action du gouvernement". Autrement dit les commissions parlementaires peuvent demander à la Cour toute l’aide nécessaire pour exercer le contrôle. Mais c’est bien le pouvoir législatif qui en a la charge exclusive et pas les juges.
Et il en va de même pour "l’évaluation des politiques publiques", autre mission de la Cour. Il y aurait beaucoup à dire sur l’usage, très modeste, de ce concours par le Parlement.
Mais cette réforme a eu une autre portée : elle a constitutionnalisé la certification des comptes publics ; autrement dit le principe de sincérité des comptes qui n’était que jurisprudentiel et organique est devenu central. Et en l’occurrence, le juge des comptes est souverain. C’est sur ce principe que la Cour se fonde pour passer de l’examen de la sincérité à lui de l’équilibre budgétaire, comme l’y encourage le texte sur la Mécanisme Européen de Stabilité voté à l’automne dernier. C’est ainsi que la Cour ne répugne pas à donner sa recette pour réduire le déficit de l’assurance chômage.
Cette opération se fait par glissements successifs. Exactement comme l’a fait le Conseil Constitutionnel à partit de juillet 1971 quant il a étendu son contrôle de la conformité des lois au Préambule de la Constitution. Il a depuis élargi sans cesse le "bloc de constitutionnalité" , c’est-à-dire des règles et des principes qu’il est le seul à définir.
Cette évolution voit donc des juges en mesure de substituer leurs choix à ceux du pouvoir politique issu du suffrage universel. Elle illustre le processus de juridiciarisation du politique, autrement dit d’une soumission de celui-ci au respect de la règle de droit et donc de l’autorité de ceux qui l’énoncent. C’est une tendance à l’oeuvre dans toute l’Europe, lancée par l’ordo-libéralisme allemand et particulièrement encouragée par et dans l’Union (et ses organes comme la Cour de Justice, si ce n’est la Commission).
Elle n’est pas autre chose qu’une moderne défiance vis-à-vis des aléas de la démocratie.
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