LES GRANDES PEURS
En France, les médias nous assomment, comme partout ailleurs, de statistiques effrayantes. Et les pouvoirs publics ont choisi un ton très grave et martial ; tous les soirs ils sonnent l’alerte, de manière répétée, depuis presque un mois déjà.
Comme si cela ne suffisait pas, on nous menace : des punitions, des amendes, la prison même, attendent ceux qui ne voudraient pas respecter ces normes nouvelles qui doivent régir une vie quotidienne désormais assiégée.
Il faut dire que le vocabulaire du pouvoir politique devient ouvertement, explicitement, et obsessionnellement militaire dans la bouche de E. Macron : « mobilisation générale », « nous sommes en guerre », « combat contre le virus », « ennemi invisible ». C’est effrayant … car on veut nous effrayer.
Il s’agit effectivement de faire peur. Pour que nous ayons tous très, très peur du virus, de la contagion, des contrôles, des punitions, du manque de masques ou de tests, et de l’étouffement final qui nous attend.
Chacun, en ce temps de Covid, est donc en exil chez lui et reste en prison à domicile.
C’est le grand enfermement, non celui qu’étudiait M. Foucault dans l’histoire des pauvres au 18e siècle, mais celui qu’il pressentait pour demain. Les gens, les jeunes surtout, vont devenir fous. Eux qui sont à l’âge du plein d’énergie et qui n’ont connu toute leur vie que la liberté d’aller, de venir et de consommer.
Déjà les premiers symptômes du dérèglement des esprits se manifestent. Les statistiques de consommation d’alcool acheté en boutique ont bondi de 15%. Des gens qui se rencontrent pour un apéro débranchent leurs téléphones, de peur d’être repérés par Big Brother. Et des psychiatres, plaisantant sérieusement, nous déclarent : si vous souffrez beaucoup de solitude ou d’ennui chez vous, ce n’est pas la peine de m’appeler, parlez plutôt aux murs, aux objets, au plafond. Ne me dérangez que s’ils vous répondent…
« Faites-vous vacciner », « buvez donc moins », « ne fumez plus ». Ce qui faisait partie de l’intime devient une affaire d’Etat. Dans notre monde moderne, on veille de plus en plus sur notre santé, même en dehors des épisodes de crises sanitaires. Car à présent, le pouvoir s’exerce de manière privilégiée sur et à travers les corps. Foucault encore : il avait analysé, dans l’histoire, la succession de plusieurs régimes de « gouvernementalité ». D’abord, et de manière la plus élémentaire peut-on dire, la surveillance de chacun, ce qu’il appelait le régime de « police ». Puis, après l’âge moderne, la disciplinarisation générale des esprits à travers des institutions collectives, l’organisation industrielle du travail, les statistiques. Et aujourd’hui, de plus en plus, un développement de la science des populations, le contrôle des vies quotidiennes, et ce qu’il appelait dès lors une « bio-politique ». La gestion actuelle de la crise sanitaire et de l’épidémie est un concentré de bio-politique.
Ce n’est bien sûr pas la première des « grandes peurs » collectives. En plus des guerres et de leurs dérèglements, il y a eu des désastres naturels, les vastes épidémies de peste et de choléra et tous les millénarismes. La peur de l’an 1000, le dérèglement des ordinateurs prévu pour l’an 2000 ou encore, entre ces deux dates, la peur du manque de pain qui a alimenté le début de la révolution française en 1789, par exemple. Régulièrement, les passions et les peurs populaires se sont donc enflammées tout à coup.
Mais la peur est tout autant une stratégie, une manipulation vieille comme le pouvoir ; elle redouble ou non la bio-politique contemporaine mais elle lui est bien antérieure. Derrière ses argumentations technologiques d’aujourd’hui, elle a un fond très archaïque aussi. Faire peur, afin que le pouvoir en place soit légitimé et conforté, et que les brebis peureuses se regroupent autour du Bon Pasteur. C’est un fantasme ancien mais toujours facile à activer et qui a pu convaincre les serfs attachés au château du seigneur comme les électeurs modernes rassemblés autour des partis de l’ordre social. C’est le fondement du pacte social déjà chez Hobbes : puisque vous avez peur de ce qu’il appelait « l’état de nature » et de l’homme qui est un loup pour l’homme, renoncez alors à un peu de votre liberté individuelle en échange de beaucoup de protection de l’Etat.
Faire peur, par la menace de la guerre, par la crainte de l’envahisseur, par le risque de la crise économique, par la crainte du désordre, par l’ombre de l’épidémie.
Méfiance donc aujourd’hui !
Après, cependant, les ravages d’une tornade ou d’un tsunami, certains disent : on a eu raison de se préparer et d’anticiper. Est-ce qu’il ne faudrait pas faire la même chose avec une pandémie ? C’est toute l’objection qu’on peut faire au discours par ailleurs si lucide de la méfiance politique. Et si en effet ce virus du Covid n’était pas qu’une sorte de grippe en grand, mais une mega-mega grippe ? Qui finalement tuera 10 ou 100 fois plus qu’un hiver traditionnel, et qui par ailleurs bouleversera l’économie, pas seulement pour calmer un peu la mondialisation libérale et penser plus « vert » mais pour accentuer violement les pauvretés ?
Méfiance, et double vigilance nécessaire, donc, sur deux fronts à la fois. Par rapport au risque sanitaire. Mais aussi par rapport à la peur comme manœuvre politique, levier traditionnel des réflexes légitimistes tout comme arme contemporaine et raffinée de la bio-politique. Une peur politique qu’il faut penser aujourd’hui, maitriser et combattre de front, car on sait qu’elle nourrit immanquablement des réflexes conservateurs dans les électorats. Et quand elle devient un désespoir, elle alimente de plus les extrêmes droites.
JEAN PIERRE GAUDIN
Mars 2020