L’ancien Premier ministre vient de publier un ouvrage au titre prometteur : "Le Mal Napoléonien" (Le Seuil) qui se veut une contribution à la démystification de cette figure tutélaire de l’histoire politique française. Une entreprise ô combien opportune mais hélas complètement ratée sur le double registre du caractère populaire du bonapartisme et de sa reproduction dans l’essence même de la V° République.
D’abord, l’Histoire. Lionel Jospin est comme fasciné par elle au point que son opus est un long récit qui court sur deux siècles, allant jusqu’à des détails parfois inutiles à la démonstration. Mais quelle démonstration ? Chercher "simplement à estimer si une telle épopée a servi les intérêts de la France. La réponse est clairement non" (p.129). Réponse quelque peu tirée par les cheveux pour ce qui est de la "Constitution administrative" toujours en place pour l’essentiel (les lois de Pluviose et Ventose de l’An VIII précédant de plusieurs mois le coup d’Etat et la Constitution politique "courte et obscure" du 25 décembre 1799).
La critique est plus convaincante pour mesurer les désastres de la guerre en Europe que l’Empire mena au détriment du printemps des peuples.
Le problème est que cette question manque l’objectif de la compréhension du bonapartisme comme culture politique installée durablement en France et exportée de par le monde, de l’Egypte de Nasser à l’Argentine de Péron (plus sérieusement que dans les "populismes" actuels qui tracassent l’auteur).
Les détails de l’histoire diplomatique sont de peu d’intérêt pour analyser le mystère social du bonapartisme comme genre (une question posée de manière inaugurale par Marx dans "Le 18 Brumaire" que Jospin ne cite même pas dans sa bibliographie par ailleurs assez étrange).
Son enracinement populaire est ainsi complètement escamoté. Exemple : l’armée comme base du système. L. Jospin ne mentionne les "deux millions d’hommes" mobilisés (bien plus en réalité) que pour mieux dénoncer un "chef peu soucieux de ses hommes (…) le soldat napoléonien étant constamment mal nourri, mal vêtu, mal soigné et même mal armé".(p. 74). Certes, mais l’essentiel est ailleurs : dans la capacité d’intégration sociale de l’armée la plus moderne de son temps au recrutement plébéien, machine de guerre contre l’aristocratie de la base au sommet. Elle produit 20% de la noblesse d’Empire d’origine populaire ; le salaire d’un général est cinq fois plus élevé que celui d’un Préfet ; la hiérarchie est basée sur le mérite et on peut facilement devenir sergent-chef si on sait lire les cartes. Lié à l’invention d’un nouvel art de la guerre, cette "organisation totale" permet à Napoléon de lancer au Conseil d’Etat le 4 mai 1802 cette phrase : "Ce n’est pas comme Général que je gouverne, c’est parce que la Nation croit que j’ai les qualités civiles propres au Gouvernement". Bon résumé de cette construction de l’homme providentiel (qui aurait pu servir à L. Jospin pour comprendre le gaullisme) qui consacre par les plébiscites à répétition sa "royauté républicaine".
Car il y a bien dans cette histoire, un bonapartisme populaire que révèleront les Cent Jours (expédiés en quelques pages dans l’ouvrage) quand Napoleon au retour de l’ile d’Elbe en 1815 reprend le pouvoir en trois semaines contre la totalité du personnel politique et la plupart des généraux qui lui avaient imposé la déchéance. Ce n’est pas une simple opération de communication, oeuvre de "propagateurs efficaces, de colporteurs, de demi-soldes, d’écrivains romantiques" (dixit Jospin p. 148). L’image du défenseur du peuple, des conquêtes de 89, de l’honneur national et de la victime de la double trahison des élites et des cours d’Europe va renforcer durablement le mythe napoléonien parmi les ouvriers et les paysans, ce qu’exploitera parfaitement le petit neveu (Napoleon III) en 1851. Comme le dira justement René Rémond, "Napoléon est tombé à gauche" , du côté de cet ensemble composite de petits bourgeois et d’hommes du peuple unis dans leur fidélité au patriotisme révolutionnaire, dans la détestation d’une bourgeoisie libérale, conservatrice et défaitiste. Bref, Guizot, l’homme de la Monarchie de Juillet semble avoir mieux compris Bonaparte que Jospin quand il disait : "C’est beaucoup d’être à la fois une gloire nationale, une garantie révolutionnaire et un principe d’autorité". Comprendre ce phénomène rare en politique est essentiel pour résoudre la crise démocratique aujourd’hui.
Or que nous dit Lionel Jospin ? Tout simplement qu’après que le Maréchal Pétain eut incarné un "bonapartisme de la sénescence" (sic, p. 178), le "mal" aurait tout simplement disparu. De Gaulle ? : il "ne voulait sans doute pas être un nouveau Bonaparte. Il savait aussi qu’il ne le pouvait pas". Tout le dernier chapitre est ainsi consacré à une révision du rôle du Général dans la Résistance et l’histoire politique de l’après-guerre : le prophète technique qui défend les blindés contre la ligne Maginot, l’appel du 18 juin, la représentation des partis d’avant 40 dans le CNR, "Barres plus Michelet" (R. Rémond) ; rien de cela n’importe car "on ne trouve pas chez le général de Gaulle de référence au bonapartisme" (p. 191). "Les questions institutionnelles, essentielles à ses yeux" , le discours de Bayeux du 16 juin 46 où il annonce les grands traits de la Constitution de 1958, le RPF de 47 "à la fois bourgeois et populaire" (p.201), rien ne peut être retenu contre De Gaulle puisque "éloigné du champ politique en 1953, on ne peut lui reprocher de s’être jamais comporté en imitateur des Bonaparte" (p. 202). Bouquet de ce feu d’artifices au sens premier du terme : la V° République. Si " les conditions dans lesquelles De Gaulle obtient le pouvoir en mai 1958 s’apparentent sans conteste à la technique bonapartiste du coup de force (…) l’heure n’est pas au césarisme" (p. 205), Ben voyons ! "Ce qu’il y avait de bonapartiste en lui , fut tempéré et transmué par la puissance intégrative de la République" (p. 211). Tant d’approximations et de superficialité servent à justifier la performance d’institutions qui "sont devenues une sorte de patrimoine commun" (p.216) après que les socialistes les aient acceptées. A ce point de ce qui n’est plus ni un récit ni une démonstration, on mesure combien l’absence d’une définition théorique et politique de l’objet (le bonapartisme) autorise toutes les fantaisies. Et on ne peut qu’être atterré par la vision d’un dirigeant socialiste devenu Premier ministre qui reste fasciné par l’élection du président de la République au suffrage universel qu’il a si bien ratée (après avoir inversé le calendrier des Législatives pour mieux la défendre), convaincu que le Quinquennat qu’il a instauré nous a "ramené à la norme démocratique européenne" (p. 216), persuadé que finalement "la démocratie est nécessairement représentative" (p. 220). Rien sur le présidentialisme ravageur de ce régime, rien sur la démocratie participative qu’appelle le changement social.
Ce livre de Lionel Jospin est en quelque sorte un revival de la célèbre fable de Florian, L’aveugle et le paralytique où deux malheureux unissent leur force et leur misère sans que cela suffise à les sauver. Aveugle sur le bonapartisme, Jospin est resté paralysé par ses effets contemporains et son actualité. Pourtant nous ne sortirons pas de la confusion politique où nous sommes tombés sans une juste compréhension de la part qu’y occupe l’assimilation populaire de cette histoire et de cette culture.
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